Les Îles de Toronto en pleine Transformation

Quand l’art lie une communauté

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Une rue de l'île Ward. Photos: Nathalie Prézeau, l-express.ca
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Publié 04/10/2024 par Nathalie Prézeau

La majorité des 1,4 million de touristes qui visitent les Îles de Toronto chaque année ne s’éloignent pas des sentiers battus de Centre Island et Hanlan’s Point. Ils passent ainsi à côté d’une communauté unique de quelque 600 personnes qui résiste à la frénésie urbaine, tel le village des irréductibles Gaulois.

Le premier village de tentes était à l’île Ward

Les Premières Nations connaissaient bien la série de bancs de sable en mouvement continu qui provenaient des falaises de Scarborough, poussés par les courants du lac Ontario. En 1858, une violente tempête a séparé la péninsule de la côte, formant le Eastern Canal du côté Est de l’île Ward.

Au milieu des années 1800, les pêcheurs saisonniers ont commencé à camper sur l’île. Dès les années 1850, avec l’avènement du transport en commun par traversier, leurs familles les ont rejoints pendant les mois d’été. Ceci créa le premier village de tentes de Toronto.

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Sur l’île Ward en 1908. Photo: Archives de la Ville de Toronto
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Sur l’île Ward en 1911. Photo: Archives de la Ville de Toronto

En 1878, un hôtel est construit par John Hanlan à l’extrémité Nord-Ouest de l’île, qui deviendra Hanlan’s Point. William Ward, fils du pêcheur qui s’était installé à l’extrémité Est, a aussi bâti un hôtel en 1882.

Sur le reste de Centre Island, de riches Torontois se construisaient leur résidence secondaire. On pense entre autres à George Gooderham (qui a construit le quartier de la Distillerie) et E.J. Lennox (à qui l’on doit la Casa Loma et l’ancien Hôtel de Ville).

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Les campeurs faisaient preuve de créativité pour ajouter du confort à leur demeure estivale, allant jusqu’à construire fondation et murs de bois qu’ils camouflaient sous la toile de tente. Ce n’est qu’en 1931 que la Ville leur donne le droit d’ériger de petits chalets sur leur lopin.

Faisant face à une pénurie de logements suite à la Seconde Guerre mondiale, la Ville de Toronto approuve en 1947 l’occupation des îles tout au long de l’année.

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Une rue de l’île Ward.

Âge d’or et expropriations

Il reste 262 maisons dans les quartiers piétonniers des îles Ward et Algonquin, où résident les «Wardsies» et les «Gonkies».

On a peine à imaginer que, dans les années 1950, les Îles de Toronto comptaient 630 résidences et plus de 2 000 citoyens permanents. La population grimpait alors à 10 000 durant l’été.

Les îles bouillonnaient d’activité là où s’étend maintenant le grand parc: épiceries, quincailleries, blanchisseries, hôtels, barbiers, casino, cinéma, quilles en plein air.

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Sur l’île Ward en 1960. Photo: Archives de la Ville de Toronto

Deux grands développements urbains ont catalysé les expropriations, à commencer en 1936 par la construction de l’aéroport, baptisé Billy Bishop en 2009. Il a requis la démolition du parc d’amusement de Hanlan’s Point et du stade de baseball, ainsi que de 54 chalets. En 1937, 31 chalets de plus ont été relocalisés par barge sur l’île Algonquin.

D’autres expropriations se sont poursuivies de 1956 jusqu’à la fin des années 1960 avec l’arrivée de l’autoroute Gardiner. Le but était de créer un grand parc pour les Torontois, en remplacement des espaces verts du bord de l’eau perdus à cause des constructions.

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Une maison sur l’île Algonquin.

Modèle immobilier unique

L’équilibre est fragile entre les droits acquis et le plus grand bien de tous. Tandis que la ville prenait de l’expansion, les résidents tentaient à tout prix de préserver leur mode de vie.

Leur situation était précaire. Bien que propriétaires de leur maison, la terre appartient à la province et ils devaient continuellement renouveler leur bail à court terme. Les habitants de l’île Algonquin ont bien failli se faire expulser dans les années 1980.

Finalement, en 1993, avec l’appui de nombreux Torontois, a été adopté le Toronto Islands Residential Community Stewardship Act, permettant aux résidents de détenir le titre de propriété et de louer jusqu’en 2092 les lots sur lesquels elles sont situées. Ils ont également acquis le droit de léguer leur maison à leur partenaire ou à leurs enfants.

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Une maison de l’île Ward.
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Un coin de rues de l’île Ward.

Le modèle immobilier régissant la vente des maisons des îles a permis d’éviter les écueils de la spéculation. Une fiducie qui gère une liste d’attente de 500 acheteurs potentiels a été formée.

Advenant le cas où un propriétaire veut vendre sans léguer à sa succession, la fiducie est responsable d’estimer la valeur de remplacement de la maison (ce qui en détermine le prix de vente), et de l’offrir à la personne ayant le plus d’ancienneté sur la liste d’attente. Le nouvel acheteur devra en faire sa résidence principale.

Il est intéressant de noter que la fiducie lance parfois un avis auprès des Torontois quand des places se libèrent sur la liste d’attente. Il s’en suit une loterie pour réussir à joindre cette liste. Puis, il ne reste plus qu’à attendre notre tour… qui devrait venir de 15 à 20 ans plus tard. Seulement 70 ventes ont été conclues depuis 1993.

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Le centre-ville de Toronto en 2007.
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Le centre-ville de Toronto en 2024.

Style de vie incomparable

Alors que le panorama de la ville évolue à vue d’oeil, les quartiers piétonniers des Îles de Toronto ont peu changé au fil des années.

Toronto Islands est techniquement un quartier de Toronto, mais il y règne une ambiance de village où tous se connaissent.

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Quand on fouille sous l’onglet Community sur le site torontoisland.org, on trouve le lien d’un groupe en ligne pour les résidents, où chacun peut lancer un appel à tous s’il a besoin d’une tasse de lait ou de sucre pour tenir le coup jusqu’à son prochain voyage de ravitaillement dans la grande ville.

Des statistiques sur cette ligne indiquent que la petite communauté de 600 habitants s’envoie plus de 400 messages semblables par mois.

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Une rue de l’île Algonquin.
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La promenade de l’île Ward.

Susan Roy vit sur l’île depuis plus de 30 ans. Elle propose depuis 2017 des balades guidées aux visiteurs. On peut la contacter sur le site torontoislandwalkingtours.com. Comme tous les autres résidents, la dynamique enseignante à la retraite s’approvisionne dans la grande ville, où elle essaie de se rendre plusieurs fois par semaine, histoire de rester connectée avec ses amis de Toronto.

Considérant qu’ils ne sont que 600 versus une multitude de plus d’un million de touristes, Susan Roy confirme que «la majorité des visiteurs se concentrent sur Centre Island et Hanlan’s Point. Donc on est moins envahis qu’on ne pourrait le penser.»

«De plus, les gens d’ici n’oublient pas qu’ils vivent dans un parc!»

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Susan Roy (à g.), résidente aux Îles de Toronto et leader de visites guidées.

Bol d’air et bain de culture jusqu’au 20 octobre

Les îles Ward et Algonquin offrent un style de vie qui convient manifestement aux tempéraments artistiques. Les baladeurs ressentent bien qu’ici, on prend le temps, celui de vivre et de créer. 

Certains expliquent cette concentration d’artistes du fait qu’en tout temps, les artistes ont eu le flair pour trouver les endroits moins chers pour vivre de leur revenu souvent incertain. C’était justement le cas de l’immobilier sur les îles dans les années 1970 (tout comme dans le quartier de Cabbagetown à Toronto).

Ceux qui visiteront ces quartiers d’ici au 20 octobre 2024 profiteront des installations de Rogue Wave.

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Le plan des 15 installations de l’exposition Rogue Wave sur les îles Ward et Algonquin.

Cette exposition extérieure a été fondée par quatre résidents en 1998. Avant cette initiative, l’art qui apparaissait spontanément sur l’île était arraché par le personnel de la Ville qui gérait le parc. Rogue Wave se déroule maintenant en partenariat avec le département Parks, Recreation and Forestry de la Ville.

Cette année, l’exposition a choisi le thème de la Transformation. Un choix pertinent quand on se rappelle que le Clubhouse de l’île Ward, construit en 1938 par les membres de la communauté, passait au feu en mars 2024.

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En consultant la carte de l’emplacement des quinze installations, les francophones auront l’agréable surprise de découvrir que l’exposition ouvre le bal avec un loup de Joseph Muscat. Cet artiste bien établi a, entre autres, été membre fondateur du Labo d’arts médiatiques et fait partie du conseil d’administration de BRAVOart.

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Dans le cadre de l’exposition Rogue Wave: une oeuvre de l’artiste Joseph Muscat sur l’île Ward.
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Joseph Muscat dans son atelier.

«Les artistes des îles et de la ville se connaissent. Nous partageons souvent les mêmes agents», mentionne Muscat pour expliquer sa participation à de nombreuses éditions de Rogue Wave. «Pour moi, le loup est symbole de transformation. Nos chiens descendent du loup! C’est un animal grégaire, comme les humains.»

On remarquera que son loup peut bouger avec le vent. «C’est pour rendre les gens plus présents aux éléments de notre environnement.»

L’oeuvre #4 de Brad Harley, non loin du Island Café, est particulièrement touchante. Elle marque l’emplacement du Clubhouse disparu, dont on a uniquement reconstruit le seuil et préservé l’enseigne brûlée. On y trouve une photo de meilleurs temps du Clubhouse.

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Une oeuvre de l’artiste Brad Harley près du Clubhouse de l’île Ward.
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Une oeuvre de l’artiste Taylor Ganton sur l’île Algonquin.

Il est amusant de se servir de l’excuse de l’exposition pour parcourir les quartiers. La dernière oeuvre du circuit (de Taylor Ganton), plutôt ludique, nous mène près d’un hangar à bateau de l’île Algonquin.

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On mesure bien la place de l’art dans cette communauté sur le site Toronto Island Art qui liste les artistes des Toronto Islands, incluant Kathleen Doody qui crée des mosaïques de galets depuis plus de 12 ans dans son studio. C’est elle qui est responsable de la création de la magnifique mosaïque.

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Mosaïque de Kathleen Doody devant le Club House de l’île Ward.

On trouve également sur ce site la carte interactive des petites vitrines artistiques (Tiny Galleries) qui parsèment les îles Ward et Algonquin.

Le centre d’art de Gibraltar Point, dans l’Est de Centre Island, propose d’ailleurs des résidences d’artistes abordables aux créateurs désireux de se concentrer sur leur art. Et chaque été ramène les performances du Shadowland Theatre, fondé ici en 1983.

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Une mini-galerie d’art sur l’île Ward.
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Une mini-galerie d’art sur l’île Ward.

Bon à savoir

Toronto Islands, ce sont en fait une quinzaine d’îles.

Centre Island est la grande île en forme de croissant comprenant l’île Ward et Hanlan’s Point à ses deux extrémités.

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La distance entre les quais de traversiers Ward’s et Hanlan’s Point est de 5,3 km.

Il y a 2,2 km entre le quai de traversiers Ward’s et le belvédère de Centre Island, où l’on trouve le Toronto Island Bike Rental. On peut y louer des vélos de une, deux ou quatre places de midi à 17h tant que la température le permettra.

À la sortie du traversier de l’île Ward se trouve le Island Café avec permis d’alcool, reconstruit après l’incendie du mois de mars. Il faut voir ses jardins!

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Au Island Café sur l’île Ward.

Plus loin, on trouve des toilettes publiques, non loin de la plage Ward’s et de la promenade.

La vaste terrasse attenant à la promenade est maintenant opéré par Betty’s du vendredi au dimanche.

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Tous les jours, tant que la température le permet, on peut profiter du Castaways Rum Shack de l’autre côté de l’édifice.

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Chez Castaways Rum Shack.
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Chez Castaways Rum Shack.
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Chez Betty’s sur l’île Ward.

On accède à l’île Algonquin par le pont piétonnier faisant face au Rum Shack. Il faut voir la vue de Toronto depuis le versant Nord de cette île.

Il faut surveiller l’horaire des traversiers pour planifier le retour.

On reste vigilant

Les visiteurs tombent sous le charme de cette communauté qui fait rêver. Elle est encore plus précieuse quand on en connaît l’histoire.

Bien que son avenir semble assuré, du moins jusqu’en 2092, on doit demeurer vigilants pour préserver ce style de vie. Il suffit de se rappeler de la situation actuelle de la Place de l’Ontario et du Centre des Sciences de l’Ontario.

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Il y a aussi le problème du vieillissement de sa population, qui vit en quelque sorte en silo de par son modèle immobilier. Les résidents restent longtemps sur l’île. Leurs descendants n’ont plus de jeune famille, et les nouveaux acheteurs ont attendu si longtemps sur la liste d’attente que leurs enfants sont maintenant grands.

Un projet de coopérative d’habitations facilitant l’accès à la location aurait pu apporter du sang neuf sur les îles, mais il a été mis en veilleuse par le gouvernement provincial en 1995.

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