Les superhéros, fantasmes conspirationnistes libertariens?

superhéros, Batman
Détail de l'affiche du film The Dark Knight (2008) de Christopher Nolan, avec Christian Bale, pour Warner Bros.
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Publié 13/06/2023 par Isabelle Burgun

Batman, Captain America, Black Panther et même le Joker nourrissent notre imaginaire. Notre univers culturel et social se remplit de superhéros et de superhéroïnes, majoritairement issus des bandes dessinées américaines. Ces héros aux pouvoirs multiples s’infiltrent même dans nos rapports sociaux et politiques.

«Ils vivent au sein d’univers corrompus ressemblant à des représentations conspirationnistes, là où la loi ne fonctionne pas et où l’on a toujours recours au superhéros pour résoudre les choses», présentait Frédérick Guillaume Dufour, professeur au Département de sociologie politique de l’Université du Québec à Montréal, dans le cadre du colloque de l’ACFAS sur La représentation des rapports sociaux dans les univers de superhéros, le mois dernier.

Femmes invisibles ou hypersexuées

Le monde politique et social dépeint dans l’univers des superhéros pourrait même révéler à quoi ressemblent nos rapports sociaux avec les minorités ou les femmes.

Frédérick Guillaume Dufour
Frédérick Guillaume Dufour.

«Elles y sont proches de l’invisibilisation et hypersexuées. Ce sont également des univers où la politique sociale n’existe pas — il n’y a pas de filet de protection pour les plus vulnérables — et les représentations de l’avenir des sociétés occidentales s’avèrent assez sombres», souligne encore le chercheur.

Les notions d’histoire sont également biaisées ou absentes. «Ce qui me frappe, c’est que les jeunes possèdent une culture historique très faible. Les régimes autoritaires (le fascisme, l’autoritarisme), la période stalinienne ou encore le génocide des Khmers rouges, ils n’en ont jamais entendu parler», rapporte-t-il.

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Par contre, les jeunes — et pas seulement eux! – embarquent facilement dans des univers très sombres, sans loi, où seuls les justiciers viennent à la rescousse du bien et où les redresseurs de torts sont des hors-la-loi.

Place aux justiciers hors-la-loi

Dexter, Batman et bien d’autres, entretiennent en effet une relation complexe avec l’État de droit. Un cas encore plus extrême est le personnage du Punisher, que l’on peut voir dans plusieurs films et la série télévisée de Marvel, une incarnation au rapport ambigu avec la loi.

Il s’agit — comme c’est souvent le cas dans d’autres œuvres — d’un ancien militaire d’une troupe d’élite retournant à la vie civile, quelqu’un de désabusé par la hiérarchie. Des évènements dramatiques vont le pousser à se mettre hors-la-loi et à punir les coupables des crimes.

«C’est un personnage généralement ennuyant qui n’a pas de super-pouvoirs. L’aspect intéressant dans ces récits d’anciens marines ou de vétérans d’Afghanistan retrouvant un état corrompu ou un système juridique incapable, c’est de pouvoir rentrer dans la tête des vigilantes (ou vengeurs: Avengers) qui prennent la loi entre leurs mains», explique celui qui s’intéresse aussi aux mouvements de la droite radicale.

superhéros, Punisher
L’affiche de la série de 2017 The Punisher, sur Netflix, avec Jon Bernthal.

Les attaquants du Capitole et nos camionneurs

Il s’agit alors d’une représentation des institutions qui se rapproche de celle des libertariens, alimentés de thèses sur «l’État dans l’État» ou «l’État profond». Ce qui ne va pas sans rappeler l’attaque du Capitole à Washington en janvier 2021, ou l’occupation d’Ottawa par les camionneurs l’année suivante.

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«On retrouve dans ces mouvements une opposition aux élites et aussi, des personnes méfiantes des autorités et du milieu de la santé, avec une plus grande proportion d’anti-vaccins pour l’épisode des camionneurs. Il y a la mise encommun d’un mouvement anti-science et anti-immigration issu de la droite radicale et libertarienne», relève le chercheur.

Ce sont aussi des mouvements où «l’univers machiste domine. Dans les mèmes, l’attention est dichotomique (bien/mal). Très vite, on prête des intentions et le policier n’est alors qu’un acteur de l’État parmi d’autres. C’est très préoccupant», sanctionne-t-il.

Il serait temps de se pencher sur la place de l’État de droit dans la sphère publique et de réfléchir à certains dérapages, tels que l’appui à des candidats porteurs d’idées discriminatoires.

«Il faut faire de la place à la réflexion sur ce que l’on veut comme société et à nos valeurs, par exemple l’image des minorités et des femmes dans nos films de superhéros. Il importe de combattre les stéréotypes et d’éduquer nos plus jeunes», pense le chercheur.

superhéros, Trump
Donald Trump en superhéros dans ses cartes virtuelles de collection.

Le supervilain, une autre sorte de superhéros

Un superhéros peut révéler la montée d’une idéologie. Ou même un supervilain: le Joker a pris les écrans en 2019, pendant la présidence de Donald Trump et la montée en puissance de la droite «alternative» américaine et du mouvement Incel (une sous-culture masculiniste d’hommes «involontairement» célibataires).

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Claude Denis
Claude Denis.

«C’est un film happé par la conjoncture politique, presque un film trumpiste, avec un écho de ces deux mouvements sociétaux que l’on retrouve aussi au Canada», résume Claude Denis, professeur en sociologie politique de l’Université d’Ottawa.

«Le Joker a très vite été associé à cette sorte de gens — des extrémistes de droite plutôt violents. Le “loser blanc”, un homme blanc victime de la société.»

Ce qui amène Claude Denis à s’interroger sur la suite du Joker. «Ce n’est pas clair comment il se positionnerait politiquement, car c’est un personnage trouble. Il déstabilise la ligne du héros caché – le bon gars, mais vu comme dangereux, qui va se reconstruire une réputation.»

Avec des thèmes comme les inégalités sociales et économiques, un monde urbain hostile, des thématiques liées à la santé mentale, le personnage est également à l’interface de la politique et de la culture. «On retrouve cela aussi dans Taxi Driver de Martin Scorsese, il y a d’ailleurs des références explicites à l’univers de Scorsese dans le film Joker».

superhéros, Joker
Joaquin Phoenix dans le rôle du Joker, dans le film de 2019 de Warner Bros.

La guerre mise en scène

Vendre des imaginaires de guerre, c’est aussi inhérent à beaucoup de films de superhéros — ou superhéroïnes. «Le super-soldat de Marvel se retrouve depuis une vingtaine d’années dans les blockbusters américains, et souvent avec la participation de la défense américaine, pour créer une image positive de la guerre — qui en devient le sujet même du film», relève quant à lui David Grondin, professeur en communication de l’Université de Montréal et expert en culture du divertissement militaire.

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David Grondin
David Grondin.

La guerre devient en effet un divertissement. Derrière ces superhéros, on cherche à représenter les États-Unis dans un bon rôle à l’effet séduisant. «On oublie souvent l’importance de l’imaginaire dans la préparation des esprits à la guerre technologique. C’est alors un spectacle à l’esthétique extraordinaire», explique le chercheur.

Cette guerre cinématographique devient partie du continuum du divertissement militaire. «Ces militaires s’établissent comme une autorité quant à la mission militaire des États-Unis et on les montre comme des bienfaiteurs.» Les films de superhéros véhiculent même des discours sécuritaires, selon le chercheur.

Quand la réalité dépasse la fiction

Iron Man et Captain America n’existent pas juste dans la fiction. L’agence américaine DARPA, lancée dans la foulée de la course à l’espace, a investi des milliards de dollars depuis 30 ans dans un projet de création de «super-soldats».

Aujourd’hui racheté par le privé, le projet EXOS 2 — l’exosquelette de 2e génération — constitue une sorte d’Iron Man doté d’une force surhumaine grâce à son exosquelette.

Il y a aussi des programmes de recherche autour de sérums qui pourraient rendre des soldats résistants aux armes chimiques. «L’idée serait de pouvoir les déplacer rapidement dans un contexte d’environnement hostile, pas forcément de se soucier de leur santé mentale», souligne-t-il.

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Et de ce fait, dans les films, ils ne sont plus tout à fait humains, presque des machines. «Iron Man, ce n’est ni un robot, ni un humain, il s’agit d’un “humain augmenté” avec une combinaison exosquelettique qui le rend un “superhéros”. On présente souvent Iron Man comme l’armée d’un seul homme.»

superhéros, Iron Man
Iron Man, l’un des premiers superhéros de Marvel.

Ce dernier concept pourrait-il contribuer à nous faire accepter l’idée des soldats mi-robots mi-humains? «C’est l’effet “Transformers.” À force de les suivre dans leurs aventures, cela nous pousse à accepter ces super-soldats, des extraterrestres très technologiques, autrefois rejetés, mais qui viennent nous sauver et auxquels on s’attache.»

Mais le rêve de remplacer les humains par des robots pour faire la guerre n’est pas encore arrivé, même dans la fiction, pense le chercheur. «Dès que l’on parle de robots ou d’intelligence artificielle, il y a les peurs irrationnelles de voir les machines l’emporter et se rebeller contre les humains, avec l’image du Terminator, du Robocop ou des machines de The Matrix

Trouver sa place avec Sam

Sam visite les élèves de maternelle et de premier cycle du primaire depuis 2014. Cette poupée non genrée a des cheveux verts, présente l’experte en didactique des sciences humaines au primaire Julia Poyet. C’est une «superhéroïne» pour les enfants qui lui prêtent plein de pouvoirs — à commencer par la capacité de voyager dans le temps.

Julia Poyet
Julia Poyet.

«Avec elle, on donne du sens à l’histoire et on raconte la vie des gens d’avant – alors que les enfants associent souvent ce concept aux gens morts», explique la chercheuse du département d’histoire de l’UQAM. «Sam va aider l’élève à se repérer socialement.»

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Avant même de pouvoir lire et écrire, l’enfant de 5 ans va suivre Sam dans l’évocation de ses voyages pour développer les notions d’histoire, de géographie et de société. Dans sa machine à voyager dans le temps, l’enfant pourra découvrir des archives photographiques et rencontrera même, à la fin du projet, un ancien élève de son école des années 1960-1980.

«Cela lui montre que toutes les personnes sont importantes, et que l’enfant est lui aussi important. On peut tous être porteurs d’histoire, même à petite échelle», ajoute la chercheuse.

Auteurs

  • Isabelle Burgun

    Journaliste à l'Agence Science-Presse, média indépendant, à but non lucratif, basé à Montréal. La seule agence de presse scientifique au Canada et la seule de toute la francophonie qui s'adresse aux grands médias plutôt qu'aux entreprises.

  • Agence Science-Presse

    Média à but non lucratif basé à Montréal. La seule agence de presse scientifique au Canada.

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