L’enseignement supérieur face au désengagement des gouvernements

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Les investissements des provinces et du fédéral dans l’éducation postsecondaire stagnent depuis plus de vingt ans, conclut un rapport de la Société royale du Canada paru à la fin mars 2021. Photo: Mélanie Tremblay
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Publié 09/05/2021 par Bruno Cournoyer Paquin

Confrontées à une stagnation des investissements publics dans l’enseignement supérieur, les universités dépendent de plus en plus des frais de scolarité – et plus particulièrement des sommes faramineuses tirées des étudiants internationaux – pour maintenir leurs activités. Un modèle qui désavantage les établissements francophones à l’extérieur Québec, avertissent certains experts.

Entre l’Université Laurentienne (à Sudbury) en banqueroute et des compressions budgétaires de 33% à l’Université de l’Alberta, l’enseignement supérieur au pays fait face à de nombreux défis.

Les investissements publics stagnent depuis 20 ans

Les investissements des provinces et du fédéral dans l’éducation postsecondaire stagnent depuis plus de 20 ans, conclut un rapport de la Société royale du Canada paru à la fin mars 2021.

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Le rapport 2021 de la Société royale du Canada.

«L’insuffisance de l’investissement public mine la capacité du secteur de l’enseignement supérieur à soutenir les aspirations économiques politiques et sociales du Canada», y estiment les auteurs.

Parmi eux figure Julia Wright, titulaire de la Chaire George Munro de littérature et de rhétorique au Département d’anglais de l’Université Dalhousie. Elle souligne que les données démontrent un déclin important du financement public du secteur postsecondaire, non dans les sommes investies, mais plutôt relativement au PIB et à la part des revenus des collèges et universités.

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La part de financement des provinces dans les revenus des collèges et universités canadiens serait passée de 41,5% en 2010-2011 à 35,4% en 2018-2019 — et de 33,7 % à 25,1 % sur la même période dans le cas de l’Ontario —, selon les données de Statistique Canada.

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Pire en Ontario

Sur la même période, la part de revenus des collèges et universités issue des frais de scolarité serait passée de 21,5 % à 29,4 % au Canada, et de 27,7 % à 39,5 % en Ontario, toujours selon les données de Statistique Canada.

Mais ces données dissimulent une autre réalité selon Alex Usher, président de la firme-conseil Higher Education Strategy and Associates (HESA): les frais de scolarité pour les étudiants canadiens n’auraient augmenté que de 5% en dollars réels au cours des dix dernières années, si on tient compte de l’inflation.

Il estime plutôt que depuis 2015-2016, près de 100% de la hausse des frais de scolarité a été absorbée par les étudiants internationaux.

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Places vacantes dans les établissements canadiens d’enseignement supérieur

Si les frais de scolarité versés par les étudiants internationaux sont venus combler une part croissante du financement des universités, explique Alex Usher, c’est en partie dû à des facteurs démographiques.

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Alex Usher

Il y a eu une forte croissance du nombre d’étudiants dans les universités entre 1996-1997 et 2012, mais cette vague de population s’est résorbée par la suite, ce qui a laissé plusieurs places vacantes dans les établissements canadiens d’enseignement supérieur – places qui ont pu être comblées par les étudiants venus d’outremer.

Alex Usher note également que le manque d’ouverture des contribuables pour les hausses d’impôts a forcé les investissements en éducation postsecondaire à rivaliser avec d’autres préoccupations du public, comme les services de santé.

«Le problème ici, c’est que les contribuables ne veulent pas vraiment mettre plus d’argent dans l’enseignement supérieur, et que les universités ne veulent pas réduire leurs coûts. Alors il n’y a qu’un [facteur] qui peut s’ajuster: les frais de scolarité. Et les gouvernements ont dit clairement qu’ils ne veulent pas que les universités haussent les frais de scolarité sur le dos des étudiants canadiens», rappelle Alex Usher.

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Les universités financées par les étudiants internationaux

La stratégie de transférer coûts du système d’enseignement supérieur des contribuables vers les étudiants internationaux a fait l’affaire des gouvernements provinciaux, pense Alex Usher, mais elle présente tout de même des limites.

Selon le président de HESA, «le “moment international” pour le Canada est arrivé en même temps qu’une baisse démographique, donc il y avait des places en surplus [dans les universités]». Mais ce creux démographique touchera à sa fin d’ici la fin de la décennie, estime-t-il.

«[À ce moment-là], peut-être qu’il y aura de la compétition pour les places. Comment les Canadiens vont-ils réagir? Moi, je ne suis pas certain qu’ils vont dire “écoute il y a 30 % d’étudiants internationaux à l’Université de Toronto [mais] ils prennent 50 % des places [par exemple] dans un programme très important comme le génie, ou les sciences informatiques”. Les parents de Toronto ne vont pas être très très contents, d’après moi», souligne Alex Usher.

En s’appuyant actuellement de plus en plus sur les étudiants internationaux pour financer les collèges et universités, Alex Usher croit que les gouvernements évitent de faire un choix auquel ils seront confrontés tôt ou tard: couper de façon draconienne dans les coûts d’exploitation ou réinvestir dans le secteur postsecondaire.

«On repousse la question de la relation entre les investissements publics dans nos universités et [celle de] la qualité de nos universités publiques», conclut-il.

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Les locaux du 9 Lower Jarvis à Toronto devraient être prêts pour l’accueil de la première cohorte étudiante de l’UOF en septembre 2021.

Les établissements francophones d’enseignement supérieur vulnérables

Le modèle de financement axé sur le recrutement d’étudiants internationaux fragilise les institutions postsecondaires francophones à l’extérieur du Québec, croit Alex Usher.

Selon le consultant, les étudiants francophones de l’extérieur du pays ont l’option de fréquenter l’Université d’Ottawa, qui offre des frais de scolarités domestiques aux étudiants internationaux qui étudient en français ; ou d’aller étudier au Québec, qui a une politique similaire envers certains étudiants internationaux.

«Donc, le marché canadien pour les étudiants de la francophonie est très différent de celui pour les [étudiants] anglophones : si vous voulez étudier en anglais, on va vous demander 30 000 $, mais si vous voulez venir étudier en français, on va seulement vous demander 6000 $», illustre Alex Usher.

L’Université Laurentienne, en grande difficulté financière, a sabré dans une centaine de programmes. Photo: courtoisie Marie-Pierre Héroux, étudiante

Compétition et marge de manoeuvre

«En conséquence, le pouvoir de l’Université de Moncton d’établir ses prix est fortement diminué, parce qu’elle est en compétition avec l’Université de Montréal. Ils peuvent aller chercher des étudiants étrangers, mais ils ne peuvent pas en profiter de la même façon que les universités anglophones», estime le président de HESA.

Le cas de l’Université Laurentienne est quelque peu différent croit Alex Usher. «La Laurentienne, au moins, elle avait l’option d’aller chercher des étudiants étrangers en anglais et d’utiliser les profits pour subventionner [les programmes en] français. Elle ne l’a pas fait. Mais elle avait l’option de le faire.»

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Alex Usher ajoute que les petites universités sont aussi fragilisées par le modèle de financement basé sur le recrutement d’étudiants internationaux. «Si on manque les cibles financières de 10% ou 15% deux années de suite, ça cause des problèmes.»

Des situations qui ne s’appliquent pas à l’Université de Toronto ou York, par exemple, qui ont des surplus de plusieurs millions, selon le spécialiste.

Vers une marchandisation de l’enseignement supérieur

Pour Julia Wright, le modèle actuel de financement de l’éducation postsecondaire entraîne une marchandisation de l’éducation : «On pense à donner une certification aux étudiants, qu’ils pourront échanger pour un revenu, sous la forme d’un emploi. On ne pense pas à l’éducation comme quelque chose qui favorise la cohésion sociale, fait de nous de meilleurs citoyens, nous rend mieux adaptés pour nous aider les uns les autres.»

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Julia Wright

La professeure rappelle que certains secteurs de l’économie sont absolument essentiels, mais n’offrent pas nécessairement de bons salaires – comme l’enseignement élémentaire, les arts et la culture.

En rendant l’éducation plus dispendieuse, «on risque de compliquer la vie des gens qui veulent aller à l’université pour s’orienter vers des carrières qui ne sont pas particulièrement rémunératrices», prévoit-elle.

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«On parle d’assurer la pérennité des programmes d’éducation en français, mais il y a une pénurie d’enseignants de français dans les écoles […] Regardez la paie des enseignants et comparez-la aux frais de scolarité pour devenir accrédité comme enseignant, et ça a de moins en moins de sens d’un point de vue arithmétique! Donc on décourage les gens d’aller vers des carrières dont on a vraiment besoin», conclut Julia Wright.

Mélanie Joly : les francophones doivent rester mobilisés

Sur le postsecondaire comme sur la modernisation de la Loi sur les langues officielles, la ministre fédérale des Langues officielles, Mélanie Joly, estime que les communautés francophones en situation minoritaire doivent s’organiser et de se mobiliser.

Elle répondait aux questions de quelques experts des langues officielles dans le cadre d’une conférence Ricard, le 5 mai, modérée par le juriste Gabriel Poliquin. Outre la réforme de la LLO, les thèmes de l’éducation préscolaire et postsecondaire ont dominé la conversation.

«Au niveau du postsecondaire, il y a des crises parce qu’il y a des gouvernements [provinciaux] qui coupent le financement», a déploré la ministre. «Ça n’arrive pas en criant ciseau ces crises-là, ce sont des décisions politiques qui sont prises.»

Université Laurentienne
La ministre des Langues officielles Mélanie Joly.

Le fédéral ne veut pas déresponsabiliser les provinces

Mélanie Joly considère que la gestion de ces crises est épineuse pour Ottawa: d’un côté, on ne veut pas «déresponsabiliser» les provinces envers leurs communautés francophones, mais de l’autre, le gouvernement fédéral ne peut pas affaiblir les communautés francophones.

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Conférence Ricard LLO enseignement supérieur
Gabriel Poliquin

Elle souligne qu’une Loi sur les langues officielles modernisée donnera à Ottawa de nouveaux outils financiers et juridiques pour pouvoir intervenir.

Mélanie Joly pense aussi que la mobilisation de la communauté francophone est essentielle pour régler ce type de dossiers: dans le cas de l’Université de l’Ontario français (UOF), l’agitation des Franco-Ontariens et la couverture médiatique nationale ont mis de la pression sur tous les partis politiques à Ottawa, ce qui a ultimement fait bouger le gouvernement Ford – non sans encouragements de la «famille» politique conservatrice.

Pour la première fois: une université en faillite

En ce qui concerne l’Université Laurentienne, la ministre Joly souligne que c’est la première fois qu’une université canadienne se place sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers.

Elle évoque que trois scénarios sont sur la table pour l’éducation postsecondaire en français dans le Nord de l’Ontario : le premier, pour lequel il y a peu d’intérêt de la part des parties prenantes, serait de renflouer l’Université Laurentienne.

Un second scénario serait de concrétiser le projet d’une Université de Sudbury francophone, mais il reste à voir ce qu’il faudrait faire pour qu’elle obtienne les accréditations nécessaires, dit Mélanie Joly.

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Le troisième scénario, selon la ministre, serait de tenter de créer un réseau avec l’UOF et l’Université de Hearst, basé sur le modèle de l’Université du Québec.

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L’Université de Sudbury et ses drapeaux franco-ontarien, canadien et de la nation anichinabée. Photo: Facebook

Des institutions postsecondaires «par et pour»

Si par le passé des établissements bilingues ont été choisis pour assurer l’éducation postsecondaire en français, la création de l’UOF a transformé les mentalités, selon Mélanie Joly. La question, maintenant, est de créer des institutions postsecondaires «par et pour» les francophones en Ontario, croit-elle.

Elle ajoute que son bureau est en discussion avec le ministre ontarien des Collèges et Universités, Ross Romano, et la ministre des Affaires francophones, Caroline Mulroney.

Bilinguisme : les anglophones sont à la traîne

Cette conférence Ricard (un événement de l’association des boursiers de la Fondation Baxter et Alma Ricard) visait d’abord à discuter des impacts du dépôt du livre blanc sur les langues officielles par la ministre Joly en février dernier.

Cette dernière a indiqué que ce document de réforme vise en partie à accroître le bilinguisme chez les anglophones canadiens, qui sont à la traîne lorsqu’on les compare aux francophones.

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Stéphanie Chouinard

Stéphanie Chouinard, professeure au Département de sciences politiques du Collège militaire royal du Canada, a souligné que les francophones au pays auraient largement préféré voir le dépôt d’un projet de loi.

La ministre Joly a répliqué que le document de réforme était tout de même nécessaire pour assurer la création d’un consensus parmi les parlementaires, dans un contexte où le projet de modernisation de la Loi sur les langues officielles a été retardé de quelques mois à cause de la pandémie.

La LLO très importante pour les francophones hors Québec

Stéphanie Chouinard a ajouté que si la Loi sur les langues officielles est la «coupe Stanley» pour les francophones hors Québec, le document de réforme a eu beaucoup moins de traction chez les Québécois – même si les propos de la députée libérale Emmanuella Lambropoulos, en novembre 2020, ont augmenté la visibilité de l’enjeu.

Ce qui complique la donne au Québec, c’est l’imminent projet de loi du gouvernement Legault pour renforcer la Charte de la langue française… «Ça risque de brasser», croit la politologue, puisque le gouvernement caquiste a déjà annoncé son intention d’avoir recours à la clause dérogatoire.

La petite enfance est la clé

Gino LeBlanc, directeur du Bureau des affaires francophones et francophiles de l’Université Simon Fraser, a observé que si l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés cible l’éducation primaire et secondaire, c’est plutôt l’éducation à la petite enfance qui est la clé pour assurer la transmission de la langue dans les communautés francophones en situation minoritaire.

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Gino LeBlanc

Mélanie Joly en a profité pour indiquer qu’à cet effet, le gouvernement propose dans son budget 2021-2022 d’investir 30 milliards $ dans les garderies au cours des cinq prochaines années – une opportunité pour créer au réseau de garderies francophones au pays.

Selon la ministre, «c’est fondamental que les communautés francophones au pays s’organisent pour aller chercher leur juste part du financement qu’on va vouloir mettre sur la table avec les provinces».

«Je ne pense pas que le système de garderie va se faire avec 13 provinces et territoires [en claquant des doigts]. Je pense qu’il va se faire par province, et certaines provinces vont vouloir aller plus vite que d’autres là-dessus», ce qui renforce d’autant plus l’importance de la mobilisation des communautés francophones, ajoute-t-elle.

Auteur

  • Bruno Cournoyer Paquin

    Journaliste à Francopresse, le média d’information numérique au service des identités multiples de la francophonie canadienne, qui gère son propre réseau de journalistes et travaille de concert avec le réseau de l'Association de la presse francophone.

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