Brillant roman sur un prodige noir rongé par la vermine des préjugés

roman, François Guérin, Prodige noir
François Guérin, Prodige noir, roman, Éditions JCL, 2006.
Partagez
Tweetez
Envoyez

Publié 08/08/2006 par Paul-François Sylvestre

La couverture de Prodige noir indique ROMAN, mais la lecture de l’ouvrage donne lieu à une persistante impression d’authenticité. Sans doute parce que ce cinquième roman de François Guérin puise allègrement et intelligemment dans la réalité politique, culturelle et sociale du premier quart du XXe siècle.

Prodige noir est un roman rédigé sous forme de journal intime, celui de Harry Button, jeune pianiste noir dans un bled de la Pennsylvanie. Button a 18 ans lorsqu’il commence à tenir un journal, à ordonner ses pensées confuses, à départager ses sentiments mêlés, à se projeter dans des lendemains incertains. Il le fera jusqu’à l’âge de 30 ans. On le suit donc pendant une douzaine d’années, sur le sentier de la guerre au racisme et de la Première Guerre mondiale.

La période couverte par le romancier est celle de 1912 à 1924. Il s’agit d’une époque capitale dans l’histoire des Noirs américains, «celle où l’émergence de la période de l’esclavage n’est pas encore complétée et où se dessinent pourtant les prises de conscience d’une nouvelle identité».

Le protagoniste Harry Button est en avance sur son temps. Jamais un Noir n’a osé s’attaquer au répertoire classique et ce jeunot le fait avec brio. Tant et si bien qu’il est remarqué à New York par Alfred Cortot, qui l’invite à parfaire son éducation à Paris. C’est là que Button fait la connaissance de Claude Debussy, Éric Satie, Igor Stravinsky, Jean Cocteau et Pablo Picasso, notamment au Lapin argile et au Chat noir.

François Guérin décrit fort bien une scène où Claude Debussy écoute Harry Button jouer son Prélude. Le compositeur est ébloui et affirme: «Vous avez été en mesure de tirer des sonorités de cette composition que moi-même je n’avais jamais réussi à obtenir, ni même à soupçonner. Je vous lève mon chapeau.» Toujours à Paris, le romancier rappelle que les Noirs sont bannis des bibliothèques publiques aux États-Unis. Ce n’est pas le cas dans la Ville Lumière et Button en profite, découvrant du coup les raisons de cette interdiction des Blancs américains. «Le savoir mène à la liberté, et cette liberté, ils ne voudront jamais nous l’accorder.»

Publicité

Il va sans dire que le jeune pianiste trouve inconcevable d’exclure une personne sur le simple témoignage visuel de la couleur de sa peau. L’Américain moyen n’est pas de cet avis en 1914, loin de là. Et Harry Button doit justement retourner aux États-Unis en 1914 à cause de la guerre qui s’annonce en France. Aussitôt revenu à New York, le prodige noir est remarqué par une Française, épouse d’un riche homme d’affaires américain, qui décide d’agir comme impresario.

Elle organise une tournée pour Harry Button qui joue Chopin et Bach mieux que tout autre pianiste. Mais, aux États-Unis, on accepte mal qu’un Noir ait le culot de s’attaquer au répertoire classique. Les insultes pleuvent chaque fois que Button donne un concert. Il se rend compte que le public est davantage composé de gens qui jugent le nègre plutôt que s’efforcer d’apprécier le pianiste.

Prodige noir est le troisième roman que je lis de François Guérin et je suis encore étonné par le doigté de cet écrivain qui sait fort bien conjuguer réalité et fiction. On a vraiment l’impression de lire la biographie officielle d’un célèbre pianiste.

Qui plus est, l’auteur a l’art d’étayer son récit de réflexions subtiles mais combien justes. En voici un bel exemple: «la vie n’est pas faite de ce qu’on y trouve, mais de ce qu’on y apporte». Côté musique, l’auteur n’avance pas en terrain miné. Il a bien fouillé son sujet (c’était le cas aussi pour son roman intitulé Sur la piste de Callas). Il n’ignore point qu’«épouser la carrière de pianiste, c’est s’obliger à ne pas se comporter comme tout le monde».

Le romancier place dans la bouche de son protagoniste une brillante définition de la musique. Harry Button note que la musique est «l’ordre du sensible, celui qui définit les affinités et qui procure la satisfaction d’une compréhension soudaine du passage des choses, cet apaisement incomparable que nous ressentons quand la fuite du temps n’apparaît plus comme une calamité inéluctable et qu’elle se conjugue avec nos convictions les plus profondes». Dans son journal, Button signale aussi une remarque fort percutante de Sergueï Rachmaninov. Dans son français approximatif, ce dernier déclare: «nous tous, toujours Noirs de quelqu’un!»

Publicité

Je signale, en terminant, que la mise en page de ce livre est complètement ratée en raison du choix de la police de caractère, qui ne convient pas du tout à un roman, voire qui en rend la lecture pénible. Ce fait a déjà été signalé à l’éditeur, mais il persiste à vouloir être original alors qu’il fait tout simplement preuve d’un manque de professionnalisme. Dommage que le talent de François Guérin ait été aussi mal servi par un éditeur impénitent.

François Guérin, Prodige noir, roman, Éditions JCL, Chicoutimi, 2006, 408 pages, 24,95 $.

Auteurs

  • Paul-François Sylvestre

    Chroniqueur livres, histoire, arts, culture, voyages, actualité. Auteur d'une trentaine de romans et d’essais souvent en lien avec l’histoire de l’Ontario français. Son site jaipourmonlire.ca offre régulièrement des comptes rendus de livres de langue française.

  • l-express.ca

    l-express.ca est votre destination francophone pour profiter au maximum de Toronto.

Partagez
Tweetez
Envoyez
Publicité

Pour la meilleur expérience sur ce site, veuillez activer Javascript dans votre navigateur