Sauces piquantes : le secret de l’intégration pour Edmond Segbeaya

Histoires d'immigration, Edmond Segbeaya, sauces piquantes
Edmond Segbaya en démonstration dans un supermarché de Nelson. Photo: courtoisie Edmond Segbaya
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Publié 05/06/2021 par Marie-Paule Berthiaume

Après avoir passé dix années difficiles en tant que réfugié en Allemagne, le Togolais Edmond Segbeaya s’est finalement fait parrainer en 2001 pour immigrer au Canada, où il a entrepris de développer une recette ancestrale de sauces piquantes composées de produits de la Colombie-Britannique qui font rêver de l’Afrique.

Edmond Segbeaya a fondé sa compagnie Awassi en 2002 à Nelson, au Sud-Est de la province. En langue éwé, parlée en Afrique de l’Ouest où se situe le Togo, Awassi signifie «les gens qui fuient la persécution».

Sauces piquantes de style ouest-africain

Au fil des ans, l’entrepreneur a lancé une gamme de douze sauces piquantes de style ouest-africain qu’il a nommée Ebesse Zozo ou «piment fort» en éwé.

Ses sauces, à base de piments habanero, ont été primées onze fois à l’international, et quatre d’entre elles sont vendues exclusivement en personne en raison de la rareté des ingrédients qui les composent.

Ce qui fait la fierté d’Edmond Segbeaya, c’est d’offrir des sauces gouteuses dont certaines sont exceptionnellement piquantes.

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L’arrière-grand-mère d’Edmond Segbeaya, Dansi Keglo. Son prénom qui signifie «adepte du serpent». Photo: courtoisie Edmond Segbeaya

Le tour des bars pour vendre ses sauces piquantes

C’est par le fruit du hasard qu’Edmond Segbeaya a commencé à vendre sa sauce en vrac à la Coopérative alimentaire Kootenay, à Nelson, alors qu’il étudiait en administration.

Il a emprunté la recette à son arrière-grand-mère maternelle, qui a jardiné jusqu’à son décès, à l’âge vénérable de 104 ans.

De fil en aiguille, avec le soutien de la coopérative alimentaire et l’appui de sa communauté, Edmond Segbeaya a développé son marché dans la région de Kootenay, à l’extrême Sud-Est de la province.

«Quand je sortais de l’école, je faisais le tour de Nelson avec mes sauces piquantes: sur la rue principale, dans les cafés, dans les restaurants et même dans les boites de nuit!»

«Les bars me donnaient une table en se disant que les gens boiraient plus. Je leur disais: “Ça va vous faire rêver de l’Afrique!” C’est comme ça que j’ai fait mon marketing», explique-t-il.

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En compétition au Fiery Food Challenge, à Dallas

En 2004, l’entreprise d’Edmond Segbeaya a ensuite connu un sérieux coup de pouce lorsque son fondateur a reçu un coup de fil du défunt magazine new-yorkais Chile Pepper.

«Ils m’ont invité à participer au Fiery Food Challenge, à Dallas, pour présenter mes sauces piquantes à la compétition. Quelle histoire!»

«J’ai appelé mon oncle en Californie pour lui demander d’investiguer. Il m’est revenu en disant: “Mon neveu, il faut te trouver les moyens d’y aller!”» À l’époque, il n’avait pas les moyens financiers pour s’embarquer dans une telle aventure.

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Le piment habanero est l’ingrédient principal des sauces Ebesse Zozo. En murissant, il passe du vert à l’orange, puis au rouge et enfin devient brun en séchant. Photos: courtoisie Edmond Segbeaya

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Soirée togolaise en Colombie-Britannique

Pour financier son expédition, l’entrepreneur a finalement organisé une levée de fonds qu’il a popularisée via l’émission qu’il animait alors à la radio communautaire de la région, Afrobeat.

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«Nous avons eu une soirée fantastique! On a offert de la nourriture togolaise, j’avais des habits togolais et on a fait un défilé de mode togolais. Il y avait un groupe de jazz africain togolais de Vancouver qui a joué toute la soirée. Il y avait une professeure de danse africaine qui nous a donné trente minutes de leçon», se souvient Edmond Segbeaya.

«Les gens m’en parlent encore. C’est comme ça que j’ai pu avoir un peu de sous. Il y a même une femme qui m’a payé les billets d’avion avec ses Air Miles», se rappelle-t-il, reconnaissant.

Cet évènement a été la bougie d’allumage pour démarrer son entreprise de sauces piquantes. Dans les années qui ont suivi, il a participé à de nombreuses foires alimentaires, surtout aux États-Unis.

Dictature et tueries au Togo

Le pays natal d’Edmond Segbeaya, le Togo, possède une histoire tourmentée. Colonisé par l’Allemagne en 1884, le pays est partagé entre la France et l’Angleterre à la suite de la Première Guerre mondiale. Le pays actuel est composé de la partie francophone, alors que la partie britannique a été rattachée au Ghana en 1956.

En 1960, le Togo est devenu indépendant de la France, et le premier président de l’histoire de l’Afrique a été démocratiquement élu. Ce vent progressiste fut vite freiné et, trois ans plus tard, le gouvernement togolais a été victime d’un putsch qui a mené le pays vers un régime dictatorial dirigé d’une main de fer par la famille Gnassingbé.

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«Dans les années 1987-1988, les étudiants, les avocats et les journalistes se sont liés contre ce parti politique unique pour sensibiliser la population. Ça a mené à beaucoup de combats, de tueries. Certains sont morts, d’autres ont dû fuir le pays et beaucoup ont été emprisonnés», se souvient Edmond Segbeaya, qui avait alors la jeune vingtaine.

«J’étudiais en économie à ce moment-là et on avait beaucoup de soucis sur le campus. J’ai donc décidé de quitter le pays en 1991. Avec l’aide de ma grand-mère et de mes parents, j’ai pu me rendre au Bénin, à l’Est. J’ai ensuite pris un vol pour Bruxelles. Et de là, j’ai pris le train pour aller à Munich, où j’ai demandé le statut de réfugié au mois d’aout 1991.»

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Le Togo. Cartes: Wikipedia.

L’aventure allemande

À son arrivée en Allemagne, il participe à la création du Mouvement d’étudiants togolais réfugiés en Bavière. Il occupe ensuite la présidence aux relations extérieures de la branche allemande d’un parti togolais d’opposition appelé l’Union des forces du changement (UFC).

«J’avais beaucoup de relations et je servais de pont entre le parti togolais et les Allemands. Et ça marchait bien parce qu’il y avait le gouvernement togolais qui venait en Allemagne pour dire que nous étions des menteurs, pas des réfugiés, et qu’il fallait nous retourner au pays.»

«Quand ils parlaient de nous, on ripostait dans les journaux. Donc la plupart des Allemands savaient qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas», relate Edmond Segbeaya.

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Il est ainsi resté en Allemagne pendant une décennie. D’abord actif, il a passé ses quatre dernières années cloitré avec son ex-femme, Clémentine, et leur fille, Espoir, aujourd’hui devenue actrice.

Tous les trois sont restés confinés dans des établissements religieux bavarois jusqu’à ce qu’une expatriée canadienne utilise ses relations pour les faire sortir du pays. Sept églises de Nelson se sont unies pour les parrainer.

Le Canada, un paradis

«En Allemagne, ç’a été dur, mais en venant au Canada, j’ai ressenti un vent de liberté», explique Edmond Segbeaya, pour qui retourner vivre au Togo n’est toujours pas indiqué.

Il est désormais remarié à une Togolaise, qui ne peut toutefois pas habiter au Canada pour des raisons d’immigration, et avec qui il a deux garçons de huit et douze ans; l’un réside ici, l’autre là-bas.

«J’arrive à rentrer, voir ma famille et puis revenir, mais je dois respecter des règles: pas de politique. Je fais la visite familiale et quand le temps est écoulé, je reviens au Canada sans problème», explique Edmond.

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«Si je veux faire du tapage, ils vont me prendre. Le régime là-bas, c’est toujours la même chose. Le père est mort en 2005 et c’est son fils qui est président depuis. Il en est à sa quatrième élection!»

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Togolais d’origine, Edmond Segbeaya réside à Nelson, au sud-est de la Colombie-Britannique, depuis maintenant vingt ans. Photo: Marie-Paule Berthiaume, Francopresse

L’Afrique, une autre planète pour les Canadiens

Pour lui, ne pas avoir sa femme à ses côtés est un sacrifice qu’il est prêt à tolérer en comparaison à l’épisode vécu en Allemagne. Il est heureux que sa femme soit dans le pays où elle est née, avec sa famille.

Avant la pandémie, Edmond Segbeaya se rendait habituellement au Togo un mois par an. «Mais avec la covid, pas de déplacement. Avec l’Ebola, pas de déplacement. Si les conditions s’améliorent, elle [sa femme] viendra», espère-t-il encore.

«Vous, les Canadiens, si vous aviez mon vécu, vous pourriez comprendre et minimiser certaines choses. Mais si vous ne l’avez pas vécu, ce qui se passe ailleurs dans le monde, ça vous semble irréel», conclut-il.

Auteur

  • Marie-Paule Berthiaume

    Journaliste à Francopresse, le média d’information numérique au service des identités multiples de la francophonie canadienne, qui gère son propre réseau de journalistes et travaille de concert avec le réseau de l'Association de la presse francophone.

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