Quand l’Alberta et la Saskatchewan étaient bilingues…

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Depuis la création de l’Alberta en 1905, l’Assemblée législative n’a adopté qu’une seule loi bilingue, celle qui a validé toutes les lois unilingues anglaises. Photo: Wikimedia Commons, Attribution 2.0 Generic
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Publié 09/09/2023 par Marc Poirier

L’ironie des choses parfois… Ironie comme dans le fait que la seule loi bilingue jamais adoptée en Alberta est celle qui, en 1988, a légalisé toutes les lois promulguées seulement en anglais lors des 83 années précédentes. Ô ironie!

C’est un beau roman, c’est une belle histoire. Pardon, encore de l’ironie. En fait, les prémices de cette saga ne se déroulent pas en Alberta, mais en Saskatchewan. Le «coupable»? André Mercure. Oui, coupable d’excès de vitesse.

Dans les années 1980, ce prêtre, reconnu pour son engagement envers la jeunesse fransaskoise, conteste sa contravention et exige un procès en français.

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Le père André Mercure. Photo: Société historique de la Saskatchewan

Pour comprendre son argumentation juridique, il faut savoir qu’avant leur création comme province et leur adhésion au Canada, en 1905, la Saskatchewan et l’Alberta faisaient partie des Territoires du Nord-Ouest et de la Terre de Rupert.

Administrée par la Compagnie de la Baie d’Hudson, cette vaste région comprenait à l’époque les trois territoires actuels, la région des Prairies, ainsi que les parties nord du Québec et de l’Ontario.

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Des droits linguistiques acquis?

André Mercure invoque devant le tribunal que la Saskatchewan – et par extension, l’Alberta – avait hérité de certains droits linguistiques garantis à l’époque aux francophones habitant le territoire administré par la Compagnie de la Baie d’Hudson.

Ces droits, inscrits dans l’article 110 de l’Acte des Territoires du Nord-Ouest, prévoient que :

«Toute personne pourra faire usage soit de la langue anglaise, soit de la langue française, dans les débats de l’Assemblée législative des territoires, ainsi que dans les procédures devant les cours de justice ; […] et toutes les ordonnances rendues sous l’empire du présent acte seront imprimées dans ces deux langues.»

Bref, un certain niveau de bilinguisme législatif et judiciaire.

Mais ces droits ont-ils été maintenus lors de la création de l’Alberta et de la Saskatchewan? Telle est la question, comme dirait Hamlet.

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Avant leur création en 1905, l’Alberta et la Saskatchewan faisaient partie de vastes territoires nommés Terre de Rupert et Territoires du Nord-Ouest qui étaient administrés par la Compagnie de la Baie d’Hudson. Photo: Wikimedia Commons, Share Alike 4.0 International

Victoire posthume

Après une demi-victoire, l’affaire se rend en Cour suprême du Canada. Entre-temps, André Mercure meurt, mais des associations continuent son combat devant le tribunal.

Le 25 février 1988, la Cour suprême statue que l’article 110 de l’Acte des Territoires du Nord-Ouest a bel et bien continué d’être en vigueur en Saskatchewan ainsi qu’en Alberta. Les lois «doivent être adoptées, imprimées et publiées en français et en anglais», peut-on lire, et «ces deux langues peuvent être utilisées devant les tribunaux».

Cette décision signifiait qu’André Mercure avait le droit de faire usage du français lors des procédures judiciaires. Ce droit lui a été refusé. La Cour a donc annulé sa déclaration de culpabilité. Une victoire malheureusement posthume pour le curé militant.

Donc… l’Alberta et la Saskatchewan sont bilingues! Yes, oui, bonjour, hello.

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Créée par une charte royale britannique en 1670, la Compagnie de la Baie d’Hudson exploitait et administrait un vaste territoire qu’elle a fini par vendre au Canada naissant. Photo: Wikimedia Commons, Share Alike 2.0 Generic

Bilingues, oui mais…

Mais, mais oui, que voulez-vous, ce nouveau statut bilingue reconnu a été très éphémère.

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En fait, la Cour suprême a expliqué que ce même article 110 donnait à l’époque aux anciens Territoires du Nord-Ouest, d’où ont été constituées l’Alberta et la Saskatchewan, l’autorité de modifier leurs règlements, dont ceux de nature linguistique.

Ce pouvoir de changer les règles du jeu valait donc également pour les deux nouvelles provinces. Or, elles ne l’ont jamais fait.

Résultat: toutes les lois adoptées par les deux provinces, depuis leur création en 1905, étaient invalides. Petit problème…

Comme la justice a horreur du chaos, la Cour suprême a donné aux Assemblées législatives deux options pour régler l’affaire. Traduire toutes ses lois, les adopter de nouveau et les publier en français – c’est-à-dire maintenir un certain bilinguisme… Ou adopter une loi validant toutes les anciennes lois.

Mais comme cette loi «réparatrice» devait être conforme aux statuts hérités de l’Acte des Territoires du Nord-Ouest, elle devait être bilingue.

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La Cour suprême a elle-même souligné la particularité de cette situation. «[…] l’Assemblée législative peut avoir recours à l’expédient manifeste, voire même ironique, de l’adoption d’une loi bilingue abrogeant les restrictions que lui impose l’article 110, puis déclarant valides toutes les lois provinciales nonobstant le fait qu’elles aient été adoptées, imprimées et publiées en anglais uniquement.»

Être ou ne pas être bilingue

Un choix difficile… mais pas vraiment.

À peine un mois après l’arrêt Mercure, la Saskatchewan adopte The Language Act/Loi linguistique afin de valider les anciennes lois unilingues anglaises.

L’Alberta fera de même en juillet 1988 avec une loi similaire et un titre presque identique: Languages Act/Loi linguistique.

Dans les deux cas, ces lois concèdent tout de même certains droits aux francophones pour ce qui est de l’usage du français dans les tribunaux.

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Ce prix de consolation ne plaît pas à tous. En Alberta, certains vont contester la loi «bilingue» de 1988.

Encore des infractions routières

L’exemple le plus connu est celui de Gilles Caron et de Pierre Boutet. Comme pour André Mercure, l’affaire Caron, qui inclut l’affaire Boutet, débute par des infractions routières rédigées en anglais.

Les deux hommes soutiennent que la Loi linguistique de 1988 permettant l’usage de contraventions unilingues anglaises est invalide, car les garanties linguistiques acquises avant la création de la province étaient, selon eux, de nature constitutionnelle.

La Cour provinciale leur donne raison. Évidemment, la décision sera portée devant la Cour suprême. En fin de compte, cet appel demande au plus haut tribunal du pays – avec quelques arguments différents – de modifier sa décision de 1988 dans l’arrêt Mercure.

Eh non. La Cour suprême rejette l’affaire.

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Richard Wagner (Crédit : Collection de la CSC)
Richard Wagner, aujourd’hui juge en chef de la Cour suprême du Canada. Photo: Cour suprême du Canada

Dissidence du juge Wagner

Cependant, trois juges, dont le juge en chef actuel de la Cour suprême, Richard Wagner, expriment leur dissidence et concluent que l’Alberta a l’obligation constitutionnelle d’adopter et de publier ses lois dans les deux langues officielles du pays.

L’opinion des trois juges est ferme. «Le dossier historique démontre de manière convaincante que les représentants de la population des territoires ont fait du bilinguisme législatif une condition d’annexion et que non seulement leurs homologues canadiens ne s’y sont pas objectés, mais ils ont même donné l’assurance que cette condition serait respectée.»

Deux autres juges de plus et c’était dans la poche! Mais bon, c’est plus compliqué que ça.

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