L’isthme de Chignectou: une frontière menacée de disparition

Chignectou
Dès le premier siècle de la colonie acadienne, on évoquait l’idée d’un canal à travers l’isthme de Chignectou: la frontière entre le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse. Photo: Carte de Jean-Nicolas Bellin, 1757, Wikimedia Commons, domaine public
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Publié 01/06/2025 par Marc Poirier

L’isthme de Chignectou a servi et sert encore de frontière entre le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse. Théâtre de conflits militaires et du début de la Déportation des Acadiens, l’isthme a longtemps fait l’objet d’un projet de canal et serait aujourd’hui menacé par les changements climatiques.

Avant l’arrivée des Européens dans ce qui est maintenant l’Est du Canada, Chignectou était un lieu de passage pour les Mi’kmaq. L’isthme se trouvait en fait dans le Siknikt (ou Sikniktewaq), l’un des sept districts qui constituaient le Mi’kma’ki, nom du territoire ancestral des Mi’kmaq.

Une cinquantaine d’années après l’arrivée des premières familles françaises fondatrices de la colonie de l’Acadie, des habitants du chef-lieu de Port-Royal partent vers Chignectou, à l’extrémité de la baie Française (baie de Fundy) pour fonder de nouveaux établissements.

Ils sont attirés par les vastes marais salants qu’ils cultiveront en les asséchant au moyen de digues et d’aboiteaux. Le plus important village portera le nom de Beaubassin, mais il y en aura plusieurs autres, dont Jolicoeur, Beauséjour, Pont-à-Buot et Aulac.

Chignectou
Possessions et revendications européennes dans les provinces maritimes en 1754. Photo: Wikimedia Commons, attribution 3,0 non transposée

Frontières de l’Acadie

Lorsque la France cède l’Acadie à la Grande-Bretagne, en 1713, les frontières demeurent floues et les deux pays revendiquent plusieurs mêmes territoires, dont l’isthme de Chignectou.

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Trente ans plus tard, rien n’est réglé. La France soutient que tout le Nouveau-Brunswick actuel est sous la compétence de Québec, qui envoie des troupes sur la rive Nord de la baie de Fundy afin de faire valoir ses prétentions.

Une garnison s’installe dans l’isthme de Chignectou, tout près de Beaubassin. Une rivière sépare les troupes françaises et anglaises: c’est la Mésagouèche. En attendant que les limites de l’Acadie soient déterminées, les Français décident unilatéralement que la Mésagouèche sera la frontière entre la Nouvelle-Écosse et le reste du continent.

En 1751, chacun des deux camps érige un fort près de la rivière-frontière, presque face à face: le fort Beauséjour du côté français et le fort Lawrence du côté anglais. Dès lors, l’isthme de Chignectou est militarisé. Et bientôt, ce sera la guerre et la dévastation.

Une frontière rendue inutile par les armes

En 1755, le lieutenant-colonel Robert Monckton prend assez facilement le fort Beauséjour. Chignectou n’est plus une frontière, mais un territoire où bon nombre d’Acadiens et d’Acadiennes sont capturés et déportés. Les autres fuient et les villages sont incendiés.

Lorsque Chignectou est vidé de sa population acadienne, des colons de la Nouvelle-Angleterre viennent occuper leurs anciennes terres et, à leur tour, fondent de nouveaux villages. La paix revient dans l’isthme. Mais à quel prix…

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Le traité de Paris de 1763 confirme la conquête de la Nouvelle-France par la Grande-Bretagne. Chignectou n’est plus une frontière, car la Nouvelle-Écosse englobe désormais toutes les provinces maritimes actuelles avec quelques petites zones grises vers le Maine et le Québec.

Mais ce n’est que partie remise puisque 20 ans plus tard, à la demande des loyalistes, Londres crée une nouvelle colonie à même la Nouvelle-Écosse: le Nouveau-Brunswick. Et la frontière entre les deux sera principalement la Mésagouèche, encore une fois. L’isthme de Chignectou est à nouveau divisé en deux.

Chignectou
Chignectou: une petite bande de terre, frontière contestée puis site de plusieurs projets de canal avortés. Photo: Wikimedia Commons, partage dans les mêmes conditions, 3,0

Le canal de Chignectou: un rêve qui a duré un siècle

Le siècle suivant, alors que de plus en plus de marchandises transigent par bateau le long de la côte est entre le Canada et les États-Unis, l’idée de construire un canal à travers Chignectou circule de plus en plus.

Ce canal permettrait aux navires de passer du golfe du Saint-Laurent à la baie de Fundy sans avoir à contourner la Nouvelle-Écosse dans les eaux parfois dangereuses de l’Atlantique.

En fait, dès l’époque de l’Acadie coloniale, Jacques de Meulles, intendant de la Nouvelle-France à Québec, avait avancé l’idée d’un canal vers les années 1685 pour assurer une voie navigable plus sécuritaire.

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En 1822, le gouvernement du Nouveau-Brunswick reprend à son compte cette vieille idée et mandate un ingénieur civil pour examiner la faisabilité du projet. Cette première étude recommande la construction d’un canal. La province ne fait rien avant de réexaminer l’idée trois ans plus tard. Mais elle n’y donnera aucune suite.

Au cours des décennies qui suivront, d’autres études seront menées. La Nouvelle-Écosse et le gouvernement du Canada y participeront. Encore une fois, les experts recommanderont la construction d’un canal, mais les autorités politiques hésiteront, approuveront le projet et feront marche arrière.

Puis, après de multiples autres examens, rapports et révisions, certains assez exhaustifs, une commission nommée par le gouvernement d’Alexander Mackenzie dans les années 1870 conclura que le projet n’est pas dans l’intérêt du pays.

Dans les années 1880, la Nouvelle-Écosse accepte de financer une compagnie privée pour la construction d’un chemin de fer maritime par lequel les navires seraient montés sur des rails pour traverser l’isthme. Après quatre ans de travaux et 75% du projet effectué, tout est abandonné, faute de fonds.

Finalement ce projet revient à l’avant-scène une dernière fois dans les années 1930 avec une étude très approfondie effectuée à la demande de la Chambre des communes. Les projections de coût s’élèvent maintenant à plus de 50 millions $.

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Au bout du compte, ces coûts seront jugés trop élevés par rapport aux avantages d’un tel canal. Fin de l’histoire.

Chignectou
Site d’embarquement et de débarquement sur les rives de la baie de Fundy où les bateaux devaient transiger sur un chemin de fer maritime devant traverser l’isthme de Chignectou. Le projet a été abandonné au début des années 1890, faute de fonds. Photo: Wikimedia Commons, domaine public

L’isthme de Chignectou menacé de disparaître

Depuis quelques années, l’érosion de l’isthme provoquée par les changements climatiques suscite des inquiétudes grandissantes. Certains rapports font craindre de plus en plus les inondations du territoire au cours des prochaines décennies.

Le chemin de fer qui relie les deux provinces et qui se retrouve sur des terres basses est particulièrement menacé.

Les gouvernements s’entendent sur la nécessité d’agir et vite. Après avoir peiné à s’entendre sur le partage de la facture évaluée à 650 millions $ ces dernières années, Ottawa et les deux provinces touchées ont convenu en mars dernier d’un projet de 10 ans.

Les travaux prévus permettront entre autres de renforcer et de remplacer le réseau de digues et d’aboiteaux construits par les Acadiens dans cette région il y a 350 ans.

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Au début de mai, trois organismes acadiens ont proposé au gouvernement fédéral de transformer l’isthme de Chignectou en parc national. Mais pour ce faire, il faudra d’abord s’assurer que la Nouvelle-Écosse ne devienne une île.

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