Le non-respect des obligations linguistiques a des conséquences financières

Deux gestionnaires d’aéroports viennent de l’apprendre

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L'étage des départs à l'aéroport international Pearson de Toronto. Photo: iStock.com/Yelena Rodriguez Mena
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Publié 04/05/2022 par Gérard Lévesque

Les administrations aéroportuaires qui ne respectent pas leurs obligations linguistiques peuvent être condamnées à payer des dommages-intérêts et des dépens à un plaignant.

C’est ce qui ressort de deux décisions rendues le 21 avril, par le juge Sébastien Grammond, de la Cour fédérale du Canada. Les décisions affectent les gestionnaires des aéroports de St. John’s (Terre-Neuve) et Edmonton (Alberta).

Transferts d’aéroports et maintien d’obligations linguistiques

Jusque dans les années 1990, un grand nombre d’aéroports canadiens étaient exploités par le ministère fédéral des Transports, évidemment assujetti à la Loi sur les langues officielles.

Souhaitant confier l’exploitation de ces aéroports à des organisations locales, le Parlement a adopté la Loi relative aux cessions d’aéroports, qui permet au gouvernement de céder un aéroport à une administration aéroportuaire désignée.

Or, ce transfert comporte des modalités d’application d’autres lois, dont la Loi sur les langues officielles.

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Manquements aux obligations linguistiques

Les administrations aéroportuaires de St. John’s et d’Edmonton n’ont pas pris au sérieux leurs obligations linguistiques.

Dans le dossier Thibodeau c. Administration de l’aéroport international de St. John’s (AAISJ), on peut lire que Michel Thibodeau dépose auprès du Commissaire aux langues officielles six plaintes reprochant notamment à l’AAISJ de n’être présente qu’en anglais sur les médias sociaux, et de publier ses communiqués de presse en anglais seulement.

Le Commissaire conclut à la violation de la Loi et recommande à l’AAISJ, dans un délai de six mois, de s’assurer que le contenu diffusé sur son site web et sur les médias sociaux soit de qualité égale dans les deux langues officielles.

Thibodeau demande ensuite à la Cour fédérale de constater la violation et de condamner l’AAISJ à présenter une lettre d’excuses et à payer des dommages-intérêts. L’AAISJ s’oppose à une telle condamnation, essentiellement parce que Thibodeau n’aurait subi aucun préjudice personnel du fait des violations alléguées.

L’octroi de dommages-intérêts prévu dans la Loi

Or, dans l’arrêt Vancouver (Ville) c Ward, la Cour suprême du Canada propose une grille d’analyse permettant d’établir les circonstances dans lesquelles une violation de la Charte canadienne des droits et libertés peut donner lieu à l’octroi de dommages-intérêts.

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La Cour fédérale a appliqué cette grille d’analyse aux cas de violation de la Loi sur les langues officielles, notamment dans deux précédentes affaires de Michel Thibodeau.

Les dommages‑intérêts constituent une réparation convenable et juste s’ils remplissent au moins une des fonctions suivantes: l’indemnisation, la défense du droit en cause, et la dissuasion contre toute nouvelle violation.

Juge Sébastien Grammond (Photo:_Balfour)
Le juge Sébastien Grammond. Photo: Balfour

Selon le juge Sébastien Grammond, les répercussions d’une violation de la Loi sont souvent collectives ou systémiques, même si elles affectent l’individu qui se voit imposer une langue qu’il n’a pas choisie.

«Se concentrer uniquement sur l’indemnisation d’un préjudice individuel risque fort de négliger les véritables répercussions d’une violation de la Loi. C’est pourquoi l’octroi de dommages-intérêts visera, dans la plupart des cas, les objectifs de défense des droits et de dissuasion.»

Le juge condamne l’administration de l’aéroport de St. John’s à verser à Thibodeau 5000 $ à titre de dommages-intérêts et 6000 $ pour ses dépens. Quant à une lettre d’excuses, les déclarations de l’AAISJ portent le juge à croire qu’elle ne serait pas sincère.

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Un autre dossier Thibodeau

Dans le dossier Thibodeau c. Administration des aéroports régionaux d’Edmonton (AARE), le juge précise que certaines questions sont communes aux deux dossiers. Lorsque c’est le cas, il renvoie à ses motifs dans l’affaire de l’AAISJ.

Il condamne l’AARE à verser 5000 $ à Thibodeau à titre de dommages-intérêts et 3900 $ pour ses dépens.

En janvier 2018, Thibodeau avait déposé cinq plaintes concernant des violations de la Loi commises par l’AARE. En octobre 2019, le Commissaire aux langues officielles avait conclu que ces plaintes étaient fondées, et que l’AARE a commis diverses violations de la partie IV de la Loi.

S’enrichir grâce aux violations de la loi?

L’AARE soutient qu’elle ne devrait pas être condamnée à verser des dommages-intérêts à Thibodeau. Elle prétend qu’une telle condamnation permettrait au plaignant de s’enrichir et de marchandiser ses droits linguistiques.

L’administration des aéroports d’Edmonton  invoque le caractère répétitif des plaintes que Thibodeau dépose et des recours qu’il institue.

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Elle allègue que le revenu que Thibodeau tire du règlement de telles plaintes constituerait un détournement des finalités de la Loi. Elle accuse Thibodeau de profiter monétairement des violations de la Loi. Elle critique le fait que, dans la plupart des cas, ces plaintes sont fondées sur des recherches effectuées sur Internet et non sur une visite aux aéroports concernés.

L’AARE affirme que, depuis sa retraite de la fonction publique, Thibodeau consacre une grande partie de son temps à déposer des plaintes à répétition et en tire un revenu conséquent.

Accusations scandaleuses

Le juge n’accepte pas les arguments de l’AARE. «Les insinuations de l’AARE concernant les motivations de M. Thibodeau sont totalement injustifiées.»

Le juge écrit que de telles accusations sont dépourvues de fondement et sont proprement scandaleuses. «Je n’ai aucun doute que M. Thibodeau est motivé par son engagement profond envers la défense du français et des droits linguistiques.»

Au cours des vingt dernières années, cet engagement l’a mené à intenter – généralement avec succès – plusieurs recours selon l’article 77 de la Loi.

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«Bien que cela lui permette sans aucun doute de se réclamer du titre de militant des droits linguistiques», ajoute le juge, «on ne peut en déduire que l’intensification récente de ses démarches procède d’un but illégitime. Les tribunaux sont conscients de l’énorme investissement personnel qu’exige la poursuite d’une demande selon l’article 77 de la Loi

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La privatisation de l’administration des aéroports ne la dispense pas de respecter la Loi sur les langues officielles. Photo: Charles Gao, Unsplash

Une profonde insensibilité envers les minorités linguistiques

Même s’il a perçu des sommes non négligeables à titre de dommages-intérêts depuis 2017, l’aspect monétaire ne saurait éclipser l’immense investissement personnel qu’il a consacré à la défense des droits linguistiques.

Le juge indique que rien n’étaye la prétention de l’aéroport d’Edmonton selon laquelle M. Thibodeau aurait «marchandisé» les droits linguistiques ou que le profit serait devenu sa motivation.

Selon le juge, avancer un tel argument témoigne d’une profonde insensibilité envers la situation des minorités linguistiques et leur désir de faire respecter leurs droits.

Un exemple à suivre

Ardent défenseur des droits linguistiques, Michel Thibodeau dépose depuis une vingtaine d’années de nombreuses plaintes à l’encontre de diverses institutions fédérales.

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Se représentant lui-même devant les tribunaux, il a favorisé le développement d’une partie de la jurisprudence au sujet de la Loi sur les langues officielles.

Les citoyens qui souhaitent apporter leur contribution au respect des deux langues officielles du pays ont intérêt à prendre connaissance de ces deux décisions du juge Grammond.

Auteur

  • Gérard Lévesque

    Avocat et notaire depuis 1988, ex-directeur général de l'Association des juristes d'expression française de l'Ontario. Souvent impliqué dans des causes portant sur les droits linguistiques. Correspondant de l-express.ca, votre destination pour profiter au maximum de Toronto.

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