Le droit de plaider en français inclut-il le droit d’être compris en français?

Via un interprète, est-ce suffisant?

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Le droit de plaider en français inclut-il le droit d’être compris en français? Être compris via un interprète, est-ce suffisant? Photo: iStock.com/wildpixel
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Publié 23/02/2024 par Gérard Lévesque

À la fin de mon article de janvier Accès à l’école française: des non-ayants droit peuvent y être admis, j’ai indiqué que, dans un prochain texte, j’allais traiter d’une question pour laquelle la Cour suprême du Canada a estimé non nécessaire de se prononcer: y a-t-il eu atteinte au droit d’employer le français en Cour d’appel des Territoires du Nord-Ouest?

Le droit d’employer le français ou l’anglais devant les tribunaux

Au cœur du débat, il y a le paragraphe 9(1) de la Loi sur les langues officielles des Territoires LRTN-O 1988 c O-1:

Chacun a le droit d’employer le français ou l’anglais dans toutes les affaires dont sont saisis les tribunaux établis par la Législature et dans les actes de procédure qui en découlent.

et le paragraphe 19(1) de la Charte canadienne des droits et libertés:

Chacun a le droit d’employer le français ou l’anglais dans toutes les affaires dont sont saisis les tribunaux établis par le Parlement et dans tous les actes de procédure qui en découlent.

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Des positions à l’opposé les unes des autres

Pour les deux parties au litige, ainsi que pour chacun des intervenants qui ont traité de cette question devant le plus haut tribunal du pays, je vous soumets une phrase susceptible de vous inciter à lire le texte complet de leur mémoire.

La Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest: le droit d’employer le français dans les tribunaux des Territoires confère le droit d’être compris par le tribunal.

La ministre de l’Éducation des Territoires du Nord-Ouest: les droits linguistiques n’ont pas été enfreints.

Le procureur général du Canada: le droit d’employer le français ou l’anglais devant les tribunaux n’inclut pas celui d’être compris directement.

Le procureur général du Québec: si la Cour estime que le paragraphe 19(1) de la Charte confère le droit d’être compris par un tribunal sans l’aide d’un interprète, pareille interprétation ne devrait pas être étendue à l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867.

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Le procureur général du Manitoba: si un juge ou un adjudicateur bilingue n’est pas disponible, d’autres moyens, par exemple la traduction simultanée, peuvent aussi avancer les objets de l’article 19(1) de la Charte.

La procureure générale du Yukon: les cours territoriales ne sont pas des tribunaux établis par le Parlement.

La Chaire de recherche sur la francophonie canadienne: l’analyse téléologique de l’article 19 et des dispositions connexes de la Charte étaye la reconnaissance du droit d’être compris.

Le Commissaire aux langues officielles du Canada: une interprétation n’accordant pas le droit d’être entendu et compris directement est incohérente avec le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle.

La Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick: afin de réaliser le principe d’égalité qui sous-tend les droits linguistiques incluant l’article 19 de la Charte, le justiciable a le droit d’être compris directement par le ou la juge.

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Ne rien faire ou être pro-actif?

Lorsque le gouvernement fédéral a déposé son mémoire, le 23 novembre 2022, le poste de procureur général du Canada était occupé par David Lametti, député de la circonscription de LaSalle—Émard—Verdun.

Arif Virani
Arif Virani.

Depuis le 26 juillet 2023, c’est le représentant de la circonscription de Parkdale—High Park, Arif Virani, qui est procureur général du Canada. Le ministre Virani va-t-il attendre qu’un nouveau dossier sur l’utilisation de la langue française devant les tribunaux des provinces et territoires de common law aboutisse en Cour suprême du Canada ou sera-t-il pro-actif?

Juriste de formation, chroniqueuse à l-express.ca et professeure au campus de Toronto du Collège Boréal, parmi d’autres chapeaux, Annik Chalifour est d’avis que, maintenant que le ministre Virani sait qu’il existe des points de vue très différents sur le droit d’être compris en français devant les tribunaux, il se doit de passer à l’action.

En commençant par la nomination d’un plus grand nombre de juges bilingues.

Et en créant un groupe de travail sur le droit d’être compris en français devant les tribunaux supérieurs des provinces et territoires de common law.

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Annik Chalifour
Annik Chalifour.

«Nos deux langues officielles ne sont-elles pas censées être égales selon la Constitution canadienne? Le droit d’être compris en français devant tous nos tribunaux fait incontestablement partie du droit des francophones de s’exprimer en français. S’exprimer complètement dans sa langue, en l’occurrence le français, inclut se faire comprendre dans ladite langue», selon Annik Chalifour.

«Ce droit fait également appel à l’application de nos valeurs canadiennes d’inclusion, d’égalité et d’équité, telles que promues par nos lois. Le fait de ne pas permettre aux francophones d’être compris en français devant nos tribunaux est tout simplement discriminatoire.»

Rappel de la jurisprudence ontarienne

En Ontario, le droit d’utiliser le français devant le tribunal, et d’être compris dans cette langue ainsi que de déposer des documents en français, a fait l’objet de multiples décisions. En voici trois exemples.

Paul Rouleau
Paul Rouleau.

Dans le dossier Belende c. Patel, 2008 ONCA 148, la décision de la Cour d’appel a été rendue par le juge Paul Rouleau qui rappelle que le français et l’anglais sont les langues officielles des tribunaux de l’Ontario. «Il appartient aux tribunaux d’assurer le respect des droits linguistiques prévus à l’art. 126 de la Loi sur les tribunaux judiciaires. L’interprétation correcte de cet article est une qui est compatible avec le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada et avec le respect et maintien de leurs cultures.»

Dans le dossier Wittenberg v. Fred Geisweiller, 1999 CanLII 14805, le justiciable francophone avait demandé à la Cour des petites créances de Toronto que «l’affaire soit instruite en français». Le juge qui a présidé le procès n’était pas un juge bilingue et le procès s’est déroulé entièrement en anglais.

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En appel à la Cour divisionnaire, le juge Paul Rivard écrit, le 23 juin 1999, que l’article 25 de la Loi sur les tribunaux judiciaires précise que les juges de la Cour des petites créances doivent instruire les causes qui leur sont soumises de façon à diminuer les coûts et à simplifier la procédure. «Toutefois, je ne crois pas que l’article 25 doit être appliqué aux dépens des droits linguistiques prévus à l’article 126. Des raisons historiques, politiques et sociales importantes sous‑tendent les dispositions législatives qui protègent les droits linguistiques de la population francophone de l’Ontario.»

Surprenante contestation constitutionnelle

La contestation constitutionnelle la plus surprenante du droit d’utiliser le français devant les tribunaux de l’Ontario a été plaidée par l’avocat John Lo Foso en Cour supérieure de justice de l’Ontario.

Le 21 septembre 2005, le juge James Carnwath a rejeté tous les arguments de l’avocat du couple Pozzebon et a confirmé, entre autres, qu’aucun article de la Charte obligeait Éveline Bolduc à fournir à l’autre partie une version anglaise de ses documents déposés en français.

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