La ville accessible, une utopie?

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Aucune ville n'est pleinement accessible pour les personnes handicapées, et les progrès sont lents. Photo: iStock.com/Synthetic-Exposition
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Publié 07/02/2024 par Marine Ernoult

Ascenseurs en panne, rampes trop rares, trottoirs trop hauts, escaliers dans le métro: c’est le quotidien des millions de Canadiens handicapés, confrontés chaque jour à l’accessibilité insuffisante des villes. Les municipalités tentent d’agir, mais les obstacles restent nombreux.

«Une ville accessible à tous n’existe pas au Canada», tranche Heather Walkus, présidente nationale du Conseil des Canadiens avec déficiences.

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Heather Walkus.

Environ huit millions de Canadiens vivent avec un handicap, soit 27% des individus de 15 ans et plus, selon les données de 2022 de Statistique Canada.

Ces chiffres ont doublé en dix ans et «vont continuer à augmenter en raison du vieillissement de la population», prévient Victoria Fast, professeure agrégée au Département de géographie de l’Université de Calgary, en Alberta.

Cette population subit chaque jour des problèmes pour se déplacer en ville. «Un banal trajet peut devenir mission impossible. Nous sommes toujours exclus alors que l’accessibilité est un droit humain fondamental», appuie Heather Walkus.

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«Nous ne sommes pas capables de participer pleinement à la vie de la société, à cause de l’aménagement urbain qui n’a pas été conçu pour les personnes handicapées», poursuit-elle.

Contraintes patrimoniales

Si la situation varie d’une ville à l’autre, «toutes les municipalités ont encore beaucoup à faire pour être pleinement accessibles, quelles que soient leur taille et la grosseur de leur population», affirme Victoria Fast.

Paula Negron-Poblete
Paula Negron-Poblete.

«L’enjeu problématique, c’est de mettre à jour les infrastructures existantes, c’est toujours compliqué et cher», complète Paula Negron-Poblete, professeure à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal.

Dans l’Est du pays, les nombreux sites patrimoniaux constituent un défi de taille. Heather Walkus explique qu’il est «administrativement et techniquement complexe» d’adapter des édifices vieux de plusieurs siècles.

«Les protections patrimoniales nous limitent à certains égards», confirme Melissa Myers, conseillère en accessibilité pour la municipalité régionale d’Halifax, en Nouvelle-Écosse.

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À l’Ouest, les bâtiments relativement plus récents sont «plus faciles à faire évoluer», remarque Heather Walkus.

D’un bout à l’autre du pays, les carences des transports en commun sont également nombreuses. À Toronto, seules 13 des 70 stations du réseau de métro, entré en service en 1954, sont accessibles aux personnes qui vivent avec un handicap.

Les écoles doivent revoir leurs plans

L’Université de Calgary a mené l’an dernier la plus grande recherche sur l’accessibilité au Canada. L’étude a porté sur les quartiers d’affaires de Calgary, de Vancouver et d’Ottawa ainsi que sur 17 municipalités rurales albertaines.

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Melissa Myers.

Résultat, 53% des bâtiments cartographiés à Ottawa sont jugés accessibles, contre 48,5% à Vancouver. Ce pourcentage tombe à 39 % en région rurale et à 35% à Calgary.

Les édifices les plus faciles d’accès sont liés à la santé, à la finance et ceux qui abritent des magasins de sport et de vêtements.

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«Les bibliothèques représentent le summum de l’accessibilité, même dans les petites zones non urbaines», souligne Victoria Fast, coauteure de l’étude.

À l’inverse, les établissements d’enseignement, de la maternelle au postsecondaire, brillent par leur manque d’accessibilité.

Des lois inefficaces

Pressées d’agir, certaines provinces ont adopté des législations spécifiques, obligeant les villes à élaborer des plans d’accessibilités et à mettre en place des comités.

L’Ontario a promulgué la première loi provinciale sur le sujet en 2005. Le Manitoba lui a emboîté le pas en 2013, suivi de la Nouvelle-Écosse en 2017, de la Colombie-Britannique en 2021 et de la Saskatchewan en fin d’année dernière. Des discussions sont en cours dans plusieurs autres provinces.

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Stephen O’Brien.

L’Ontario veut devenir totalement accessible d’ici 2025. La Nouvelle-Écosse, qui a le taux de personnes handicapées le plus élevé du pays, d’ici 2030.

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Mais ces lois ne constituent pas nécessairement un gage de réussite. Un rapport, publié en décembre 2023, a révélé qu’il était «pratiquement certain» que l’Ontario n’atteindrait pas son objectif.

«Les municipalités ont besoin de plus de soutien pratique et financier de la province», défend Stephen O’Brien, président de l’Association des gestionnaires municipaux, secrétaires et trésoriers de l’Ontario.

En Nouvelle-Écosse, Melissa Myers évoque également des «contraintes budgétaires» et des «priorités municipales antagonistes», qui freinent les ambitions de la stratégie adoptée par la municipalité d’Halifax en 2021.

«Au-delà des lois, il faut que les élus en fassent une priorité politique avec une volonté d’investir beaucoup d’argent, autrement, rien ne bouge», soutient Heather Walkus.

Méconnaissance du handicap

Aux yeux de Victoria Fast, ce sont les «champions locaux» qui feront la différence. «Si quelqu’un avec un handicap arrive à mobiliser la communauté, les villes repenseront vraiment leur environnement.»

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Victoria Fast
Victoria Fast.

Selon les experts interrogés, la méconnaissance du handicap et des obstacles auxquels sont confrontées les personnes à mobilité réduite expliquent en partie l’inadaptation des villes canadiennes.

«On réduit souvent ces personnes aux utilisateurs de fauteuil roulant. On oublie toutes celles ayant une déficience auditive, visuelle, cognitive ou mentale, déplore Victoria Fast. Pourtant, elles ont aussi besoin d’aménagements spécifiques si elles veulent se déplacer librement.»

Heather Walkus pointe de son côté le manque de formation des planificateurs et des gestionnaires municipaux. «Ils ne savent pas reconnaître un environnement urbain inadapté et encore moins identifier les endroits et les infrastructures à réaménager en priorité», regrette-t-elle.

Écouter les personnes concernées

«Les petites municipalités n’ont souvent qu’une poignée d’employés portant plusieurs casquettes», rejoint Stephen O’Brien en Ontario.

Heather Walkus appelle les municipalités à associer davantage les personnes handicapées à toutes les facettes de leur travail, de la conception initiale des projets à la prise de décision finale.

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Elle salue à cet égard la multiplication des comités consultatifs sur l’accessibilité. Composés de citoyens handicapés, ils passent au crible tous les plans d’aménagement. «Nous pouvons enfin nous asseoir avec les maires, les élus, les ingénieurs pour faire valoir notre point de vue», se félicite la responsable.

Si les villes tardent à se mettre aux normes, les spécialistes sont convaincus qu’elles peuvent faire la différence.

Paula Negron-Poblete rappelle également que s’adapter aux personnes en situation de handicap peut bénéficier à d’autres publics, comme les aînés ou les parents avec poussette.

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Un système permettant la mobilité d’un enfant handicapé dans un logement. Photo: iStock.com/AndreaObzerova

Le fédéral entre en action

En 2019, Ottawa a adopté une loi sur l’accessibilité qui s’applique aux institutions fédérales et aux entreprises liées, comme les banques ou les hôpitaux.

L’objectif est d’éliminer d’ici 2040 les obstacles pour les personnes handicapées dans les secteurs de l’emploi, du transport et du logement.

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«Le texte régit les questions qui relèvent de la compétence fédérale, ce qui n’est pas grand-chose. Mais, dans certaines provinces, c’est tout de même la première législation explicite sur le sujet», observe la géographe Victoria Fast.

Néanmoins, selon Heather Walkus, l’objectif affiché est encore loin d’être atteint. «Les autorités doivent investir plus d’argent si elles veulent réussir.»

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