Entre l’érable et le lys: deux solitudes ou deux conversations

Chronique de la «ceinture bilingue» du Canada

deux solitudes
Les francophones en milieu minoritaire sont «pognés» entre les deux grandes conversations nationales, d’après Joel Belliveau. Photo: Will Francis, Unsplash
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Publié 08/06/2022 par Joel Belliveau

Je veux vous parler d’oiseaux rares. Enfin, presque rares. Il y en a un peu plus d’un million, après tout, de ces francophones qui vivent «en contexte minoritaire», selon la terminologie actuellement en usage.

Mais malgré les succès de certains artistes issus de leurs rangs, ils demeurent peu connus, et surtout, incompris par chacune des majorités du pays. Oui, j’ai bien dit des majorités. J’ai nommé par-là les «deux solitudes» qui existent au Canada.

Deux peuples

Vous connaissez probablement l’expression «deux solitudes», qui provient du titre d’un roman de Hugh McLennan, auteur anglo-québécois, publié en 1945.

Cette expression a «collé» parce qu’elle illustre clairement — et un brin dramatiquement — une réalité que tout habitant du Canada ressent au moins confusément. Sur le vaste demi-continent qui est le nôtre, il y a deux principales manières d’être et de sentir.

On pourrait parler longtemps des sources de ces deux solitudes. Spéculer sur le «tempérament latin». Soupeser le poids d’évènements historiques. Décrire comment les langues sont non seulement des outils, mais qu’elles sont aussi porteuses de visions du monde.

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1963: les coprésidents de la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme: le président de l’Université Carleton, Davidson Dunton, et le rédacteur en chef du Devoir, André Laurendeau.

Deux langues, deux conversations

Mais pour l’instant, contentons-nous de supposer que ces manières distinctes d’être et de sentir découlent en bonne partie du fait que nous entretenons au quotidien deux grandes conversations dans ce pays: l’une en anglais et l’autre en français.

Or, la vaste majorité des citoyens participe exclusivement (ou presque) à l’une ou l’autre de ces conversations.

Les uns s’informent auprès de La Presse ou du Devoir, du Journal de Montréal / Journal de Québec ou du Soleil. Les autres avec le Globe and Mail ou le National Post, le Toronto Star ou le Toronto Sun ou leurs semblables dans les autres provinces.

On rigole de l’actualité soit avec Infoman, soit avec This Hour Has 22 Minutes.

Certains refont le monde avec Nouveau Projet, d’autres avec The Walrus.

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Ricardo inspire la cuisine des uns, Michael Smith celle des autres.

On s’interroge sur les rôles de genre dans le monde contemporain (tout en riant) le soir soit avec Les Mecs, soit avec les Workin’ Moms.

Presque personne ne connaît toutes les paroles d’Harmonium et du groupe The Tragically Hip – encore moins ont grandi à la fois avec l’humour de François Pérusse et celui des Kids in the Hall.

On pourrait continuer comme ça longtemps.

Intronisation CANO
1975-1985: le groupe franco-ontarien CANO, ni québécois, ni canadien-anglais, inconnu des deux majorités…

L’anglosphère et la francosphère

On a donc deux grands espaces discursifs, deux aires sociétales dans cette fédération qui est l’héritière de l’Amérique du Nord britannique: l’un dans lequel on échange en français et l’autre en anglais.

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Nommons-les l’anglosphère et la francosphère. Les fameuses deux solitudes.

À chacun de ces espaces correspondent un ensemble de personnes qui partagent tout plein de références communes, parce qu’ils ont participé à la même conversation. Cela leur donne des raccourcis pour se comprendre.

  • «Tu sais, c’est comme dans ce sketch du Bye bye 2021 où…»
  • «Ah oui!»

D’un espace à l’autre, c’est à peine si on utilise le même langage pour parler du temps qu’il fait.

Ça se complique

Vous répondrez que la culture et la communication dans le monde d’aujourd’hui, c’est plus compliqué que ça. Il y a l’influence culturelle américaine. Il y a le fractionnement médiatique. Il y a les sous-cultures d’Internet. Il y a l’influence des communautés issues de l’immigration. Tout ça est vrai!

Malgré tout, ces deux grands espaces discursifs et médiatiques définis par la langue ont des effets palpables, visibles et mesurables sur l’opinion publique dans ce pays.

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Régulièrement, on voit des différences notables, entre francophones et anglophones, surgir dans les résultats de sondages d’opinion sur des sujets variés (le contrôle des armes à feu, les peines minimales au criminel, les oléoducs, la laïcité et la religion dans l’espace public, etc.).

Souvent, on mesure aussi leur impact sur le plan électoral. Comme lors des deux dernières élections néo-brunswickoises où chaque fois une seule circonscription majoritairement francophone a élu un député conservateur alors que ce parti a formé le gouvernement.

Ou lors de la «vague orange» de l’élection fédérale de 2011, où le Nouveau Parti démocratique a raflé une majorité des sièges du Québec, mais aussi du Nord ontarien.

Nouveau-Brunswick, lieutenante-gouverneure
Le gouvernement libéral de Justin Trudeau s’est cru autorisé à nommer une gouverneure générale du Canada unilingue anglaise, et une lieutenante-gouverneure du Nouveau-Brunswick unilingue anglaise. Photo: archives Acadie Nouvelle

La solitude singulière des franco-minoritaires

Toutefois, les «solitudes» sont peut-être mal nommées, puisque chacune est composée de gens qui, loin d’être esseulés, sont enveloppés dans le doux cocon collectif de leurs nations respectives.

Il y a certes des débats et des désaccords au sein de celles-ci, bien sûr. Mais il y existe aussi plusieurs «ça va de soi»… Plusieurs sous-entendus sur lesquels à peu près tous sont d’accord et qui balisent la vie civique et culturelle.

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S’il y a une «solitude» au Canada, c’est plutôt nous, les francophones en milieu minoritaire, qui sommes pognés entre les deux grandes conversations nationales. Entre l’érable et l’écorce. Between the ROC [rest of Canada] and a hard lys.

À la fois coincés entre les deux et tiraillés entre les deux cultures fondatrices du pays. Comme des enfants entre deux parents en brouille.

On veut être inclus dans les deux

La plupart d’entre nous tentent de participer aux deux «conversations». On n’accepte d’être exclus ni de l’une ni de l’autre. On craint de manquer quelque chose.

Aussi, parfois, on en veut aux deux majorités. Notamment pour la manière dont ils se traitent et s’ignorent mutuellement. On peut se sentir tour à tour trahis par des manifestations d’autonomisme de la part des Québécois et vexés par le Quebec-bashing des Canadians.

Si on participe aux deux conversations, il est aussi vrai qu’on le fait souvent imparfaitement. Soit par manque d’accès, soit par manque de temps. Difficile de rester à l’affût de deux conversations nationales à la fois!

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droits linguistiques, Québec
Même si l’appui à la souveraineté plafonne, le Québec reste traversé d’un fort courant nationaliste, parfois fouetté par des épisodes d’intransigance ou d’incompréhension du Canada anglais.

Des espaces culturels minoritaires distincts

D’autant plus que nos communautés s’efforcent aussi de faire vivre, autant qu’elles le peuvent, des «scènes» culturelles et médiatiques distinctes, des scènes qui leur ressemblent, profondément originales, ancrées dans l’histoire, mais embrassant aussi (parfois) leur hybridité culturelle.

Les majoritaires se rendent-ils compte qu’on peut passer toute notre vie dans ces interstices entre les deux majorités? Voilà en tout cas ma réalité, celle dans laquelle j’ai grandi et évolué.

J’ai en effet presque toujours vécu dans ce que le linguiste anglo-québécois Richard Joy a appelé la «ceinture bilingue» du Canada, habitant tour à tour Shédiac, Moncton, Ottawa, Fredericton, Montréal, Edmundston, Sudbury et Embrun.

Chacun de ces lieux détient une dynamique linguistique qui lui est propre. Mais aucun n’appartient pleinement à une seule des «solitudes» canadiennes. Ce sont les histoires, espoirs et sensibilités de cet interstice dans le tissu culturel de notre pays que je vous raconterai.

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