Un romancier et son double

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Publié 28/06/2011 par Pierre Léon

Hédi Bouraoui s’est fait depuis longtemps un personnage de nomade, comme en témoigne, par exemple, son ouvrage intitulé Nomadème. Fêté dans son pays natal, la Tunisie, couvert de louanges en Italie, il vient d’être nommé citoyen d’honneur d’Acquaviva, dans la région de Bari. Chantre du multiculturalisme et défenseur infatigable de l’immigrant, on le retrouve plus actif que jamais dans sa trilogie méditerranéenne, dont le troisième volume est paru récemment, Méditerranée à voile toute.

«Au milieu d’une mer Méditerranée grouillante de vie, où crises et drames surviennent en cavalcade, Hannibal Ben Omer, à la fois omniprésent et secret, résout les énigmes, excepté la sienne propre.

Il y a deux grands romans dans ce roman, celui d’une double quête identitaire, celle d’Hannibal et celle de Télémaque. En fait, il pourrait y en avoir bien d’autres.

Ainsi l’épisode de l’enlèvement de la petite Inès, fille de l’adorable Dolorès et du méchant Grec, Vassilis, constituerait à lui seul, bien ficelé, un polar.

Mais Bouraoui a trop de talent imaginatif et nous voilà partis pour une saga à rebondissements.

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Chemin faisant, il nous dresse le portrait de son héros, au nom prédestiné. Blasé, il «ne se fait plus d’illusions. Homme mûr et débrouillard (…) il tient à voyager pour l’amour du voyage, se découvrir différent en étanchant sa soif de curiosité et de liberté. (…) Les honneurs ne l’intéressent que modérément.» Bouraoui donne naissance ainsi, au fil de son récit, à un Hannibal méditerranéen faussement modeste et quelque peu vantard.

Il rappelle fièrement ses ancêtres, affirmant avoir du sang punique: «vandales, wisigoths, byzantin, roman, grec, espagnol, arabe, français et toutes les autres races qui ont traversé mon pays natal, comme elles ont traversé le vôtre».

Il n’est pas étonnant qu’il s’attire la réplique: «Vous, vous n’êtes pas comme tout le monde!»

Bouraoui plaisante ou se moque de son personnage, qui est bien méridional! (Il manque peut-être le clin d’œil plus net au lecteur). Mais son créateur nous rassure vite et reprend au sérieux:

«Le Carthaginois porte en lui son auto critique. Il sait d’avance qu’il est loin d’être un équilibriste. Son dessein: sortir de l’enfer de la pensée cruelle des idéologies aveugles et des fanatismes exacerbés.» Hannibal est, on le voit, un sentencieux, à qui l’auteur s’amuse à faire dire parfois des banalités, dans une belle phrase, telle que: «Le temps passe, il rapproche chaque vivant de sa mort certaine sans oublier de le noyer dans de futiles illusions.»

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Bouraoui a une tendresse pour cet Hannibal et lui souffle, de temps à autre, un couplet d’un lyrisme parfois débordant, sans doute pour nous rappeler que le romancier est aussi poète: «Les cristaux de l’amour scintillent encore en moi. Leur feu d’artifice illumine mon cœur et le garde sur le qui-vive.»

Bouraoui nous donne, dans ce roman, de jolis portraits, comme ceux des belles rencontrées par Hannibal, telles Dolorès et Alexandra.

Celles aussi de ses rêves érotiques. En filigrane, celle dont on ne fait qu’entendre la voix amoureuse et pleine de reproches, Laura, l’épouse délaissée.

Et puis, de jolies descriptions, ainsi la floraison des amandiers: «Les pétales déployaient leur frêle blancheur au cœur de rose, tels les flocons de neige minuscules sur des branches dénudées.»

Mais l’auteur est aussi un amateur d’art, féru d’histoire et de géographie. Il abandonne volontiers ses personnages pour nous décrire la cathédrale de Palma, de Sainte Eulalie et tant d’autres chefs d’œuvres du passé de ses Îles méditerranéennes.

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Il nous raconte aussi, longuement, l’histoire de Robert Graves, de Chopin et Georges Sand qui sont passés par là. Il nous fait partager son admiration pour de jolis paysages méditerranéens.

Toutes ces descriptions donneront sûrement envie d’aller faire un tour à Majorque, en Sicile, ou à Malte – bien qu’elles constituent des digressions, trop longues, cassant l’action du roman, dont la structure est déjà bien complexe.

Hannibal est pétri de bons sentiments et ne nous épargne pas les couplets misérabilistes. Ainsi le contraste entre les immeubles bourgeois et les maisons des pauvres à Palma: «spectacle d’une révoltante décrépitude, tapie dans la honte devant l’arrogance du succès qui fait parade de sa puissance.»

Il ne manque pas non plus une occasion de rappeler les injustices de l’histoire politique, exactions des musulmans, massacres des inquisiteurs chrétiens, persécutions des juifs. Majorque, et Malte plus loin, sont de bons terrains pour rappeler ces misères du passé et les préjugés actuels, tenaces.

Dolorès, à qui un chapitre entier est laissé, est aussi la voix populaire qui déclare: «Aujourd’hui la crainte s’est déplacée du côté des immigrants clandestins qui s’infiltrent dans le pays sans laisser d’adresse. Ils deviennent une charge insupportable pour notre société.» Ou encore: «Aujourd’hui, l’islam est hypothéqué par les fondamentalistes. Son essence est squattée, détournée à des fins politiques bassement et violemment égoïstes.»

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Hannibal répète qu’il est un humaniste et ne rate pas une occasion de prêcher la tolérance, le respect de l’autre, la bonté, la charité. Dans la seconde partie du livre, Télémaque prendra le relais.

L’auteur qui les suit pas à pas, connaît sûrement la célèbre citation de Gide: «Ce n’est pas avec de bons sentiments qu’on fait de la bonne littérature». Mais il l’oublie trop. Et le lecteur perd le fil conducteur du récit: la fameuse quête de l’identité.

De plus, on aimerait mieux voir agir les personnages du roman plutôt que de les entendre sermonner. Ni Molière ni Balzac n’ont besoin de disserter sur l’avarice pour nous la faire haïr.

Télémaque, fils d’Hannibal, redira, à son tour, que «ses pérégrinations sur les traces paternelles ne sont en fait qu’une quête de lui-même.»

Il est embarqué dans une suite d’aventures qui le mènent à travers la Méditerranée, en passant par Paris, où la vie d’un émigrant n’est pas facile.

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À Malte, il entreprend une enquête sur celui qu’on a surnommé Le Marcheur. Tout en suivant la piste de son père, il le redécouvre par les témoignages de ceux qui ont croisé son chemin. «Il apprend», nous dit l’auteur, «à voir le monde par le prisme d’un Carnet où son père a consigné réflexions et aveux».

Il ajoute enfin: «L’amour filial résistera-t-il à la révélation de la vérité?»

Voilà certes une bonne question dans un scénario parfois quelque peu mélo qui ne vous épargnera pas les retrouvailles, les rebondissements et des moments polars à suspense. Vous serez encore une fois gâtés par de trop nombreuses digressions d’art, de géographie et d’histoire. Mais pourquoi pas?

On sent moins le jeu de l’auteur et de son double dans cette deuxième grande partie du roman, d’une écriture moins baroque que celle des aventures d’Hannibal.

Le patron subtil est cependant le même. Étrange et complexe roman, croisade idéologique, bouillonnant d’idées humanistes, foisonnant de personnages pittoresques, inquiets d’eux-mêmes et du monde et, comme leur auteur, si méditerranéens!

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Méditerranée à voile toute, Ottawa, Éditions du Vermillon, 2010, 345 p.

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