Triage dans la pandémie: comment choisir qui sauver?

Les protocoles ne devraient pas pénaliser les personnes handicapées

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Un patient sous ventilateur.
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Publié 19/06/2020 par Trudo Lemmens et Roxanne Mykitiuk

À l’approche d’une pandémie comme celle de la CoViD-19, les gestionnaires des soins de santé se préparent à des scénarios de pénurie — que ce soit de places en soins intensifs, d’équipements médicaux, ou de personnel — pour traiter les plus grands malades.

Le triage implique l’allocation des traitements et ressources limités, suivant des critères ou priorités préétablis, afin d’accomplir un objectif donné. Une priorité est l’utilisation efficace des ressources pour maximiser le nombre de survivants.

L’objectif peut aussi inclure, en temps de crise extrême, la survie du personnel essentiel à la prestation des soins de santé ou aux autres services qui sont essentiels pour le fonctionnement de la société.

Au bas de l’échelle

Mais qui sont les personnes laissées-pour-compte?

Les personnes vivant avec un handicap craignent ou se méfient de la manière dont les priorités sont fixées par la pratique médicale — et on comprend pourquoi. Elles s’inquiètent que les priorités, ou la manière dont les critères d’accès sont interprétés et appliqués, les mettront au bas ou près du bas de la liste de priorités, que ce soit intentionnellement ou non.

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Ces craintes sont nourries par l’histoire et l’expérience vécue des personnes handicapées en lien avec les soins de santé.

L’Ontario est la première province où des directives de triage clinique ont été distribuées dans les institutions, mais suite à des plaintes d’organisations de défense des droits des personnes ayant un handicap, le gouvernement a déclaré que les directives n’étaient pas finales et que d’autres consultations allaient avoir lieu.

Pour sa part, l’Association médicale canadienne (AMC) a récemment émis un cadre décisionnel général pour guider la rédaction de ces directives par les provinces ou les institutions locales.

Les directives de triage concernent, entre autres, l’accès à un respirateur pour des patients en état critique. Suivant divers scénarios de pénurie extrême (qui ne se sont finalement pas produits chez nous), des patients qui bénéficieraient de soins et ressources critiques en temps normal deviendront inéligibles à ceux-ci, même s’ils continueront en principe à recevoir des ressources non critiques et des soins palliatifs.

Des directives de l’AMC et des gouvernements guident les décisions déchirantes.

Le pronostic de survie

Suivant les directives préparées par l’Ontario et l’AMC, c’est d’abord le pronostic clinique des patients qui devrait guider les décisions de triage.

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Les directives ne réduisent pas la priorité des personnes handicapées de manière explicite. Mais elles prennent en compte plus que les chances des patients de survivre l’épisode de maladie aiguë à cause duquel ils requièrent un respirateur ou autre ressource critique.

Les directives qui incluent une analyse qui va au-delà du pronostic de survivre une crise aiguë de CoViD-19 peuvent préjudicier les personnes handicapées de manière disproportionnée. Elles risquent de faciliter l’infiltration, dans le raisonnement clinique, de préjugés «capacitistes» quant aux chances de survie des personnes handicapées ou leur qualité de vie suite à leur traitement aux soins intensifs.

Le cadre décisionnel de l’AMC suggère que l’on priorise les personnes ayant une «espérance de vie raisonnable». Et parmi les personnes ayant des chances de survie égales, le cadre suggère que l’on priorise ceux avec le plus d’années à vivre. Les patients âgés et plusieurs personnes handicapées risquent donc d’être laissés pour compte.

Système de pointage

Les directives (préliminaires) de l’Ontario utilisent un système de pointage pour catégoriser les personnes ayant des chances de survie moindre, en tenant compte des mois suivant le traitement aux soins intensifs.

Les conditions suivantes mènent à un score plus bas pour les personnes qui en souffrent, et donc une réduction des chances d’accès à un respirateur: le déclin cognitif progressif, les maladies neurodégénératives (telles que la maladie de Parkinson ou la sclérose latérale amyotrophique), la fragilité clinique due à une maladie évoluant progressivement.

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En cas de pénurie, les directives de l’Ontario recommandent également que l’accès aux respirateurs soit retiré de personnes ayant un risque de mortalité plus élevé. Une personne de 60 ans ayant la maladie de Parkinson de manière modérée pourrait voir son accès à un respirateur refusé ou retiré, en faveur d’une personne n’ayant pas cette condition.

Les directives insistent que les patients devenant inéligibles devraient recevoir des soins non critiques et palliatifs. Elles insistent aussi, correctement à notre avis, sur l’importance de discuter de manière franche avec les patients ayant des faibles chances de survie, afin de leur donner la chance de renoncer aux traitements invasifs (incluant le respirateur).

La vie des personnes handicapées

Quoique des décisions doivent être prises pour allouer des ressources limitées aux personnes les plus susceptibles d’en bénéficier, les personnes handicapées ne doivent pas se retrouver face à un système décisionnel discriminatoire lorsqu’ils viennent à avoir besoin de soins essentiels à la vie. Leurs vies ont autant de valeur que celles des personnes sans handicap.

Il est primordial que les directives de triage affirment certains engagements clés en matière d’éthique et de droits humains fondamentaux, en lien avec les personnes handicapées.

Les personnes handicapées ne doivent pas être sacrifiées sur la base d’idées préconçues quant au fardeau que représente un handicap. Au contraire, l’obligation d’accommoder les personnes handicapées pourrait exiger que ces personnes reçoivent un certain niveau de soin supplémentaire afin d’assurer qu’elles aient une chance raisonnable de survivre les soins critiques.

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Les handicaps, lorsqu’ils n’ont rien à voir avec la survie d’une personne à court terme, ne peuvent servir de critère de priorisation dans le cadre de directives de triage pour la CoViD-19.

En cas de pénurie d’équipement et de personnel, il faut décider qui «mérite» d’être soigné.

Recommandations

Afin de garantir le respect des droits des personnes handicapées, nous formulons les recommandations suivantes :

Les directives de triage devraient insister, de manière explicite, qu’il est impératif d’éviter toute discrimination entre patients pour des motifs interdits par la législation en matière de droits fondamentaux. La présence d’un handicap, même un handicap sévère, ne peut servir de motif pour diminuer la priorité d’accès aux soins intensifs et autres ressources.

Des critères non liés à la survie à court terme ne peuvent servir de motif pour établir l’accès prioritaire aux soins ou l’allocation de ressources. Les estimations de survie doivent se limiter aux chances de survivre l’événement clinique pour lequel les interventions ou ressources critiques (telles que les respirateurs) sont requises.

Le fait qu’une personne handicapée puisse requérir des accommodements, soit durant son traitement (incluant aux soins intensifs), soit pour vivre en dehors du cadre du traitement, n’est pas un motif permettant de réduire son rang dans la priorisation de soins pouvant lui sauver la vie.

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Il est évidemment essentiel que toutes les décisions de priorisation soient prises en vertu de critères cliniques fondés sur des données probantes, et non sur des stéréotypes ou présupposés quant au fait que les personnes handicapées ont une qualité de vie moindre ou que leurs vies ne valent pas, ou ne valent plus, la peine d’être vécues.

Toute directive portant sur le triage prioritaire doit préciser que les personnes handicapées qui se servent de respirateurs au quotidien pourront continuer à les utiliser. Les respirateurs personnels des personnes handicapées ne doivent en aucun cas être réalloués.

Valeurs fondamentales

Les provinces et l’AMC devraient être applaudies pour avoir rédigé des directives de triage visant à faciliter les décisions déchirantes qui doivent parfois être prises en temps de pandémie. Mais la rédaction de telles directives devrait être faite de manière transparente, en consultation avec le public.

Ces directives devraient aussi, et avant tout, être conformes à ce qu’exigent les droits humains fondamentaux, et nous craignons que certaines des directives proposées ne le soient pas. Protéger les droits humain requiert toujours un certain effort. Cette pandémie ne fera que révéler la profondeur de notre engagement envers ces valeurs fondamentales.

Auteur

  • Trudo Lemmens et Roxanne Mykitiuk

    Trudo Lemmens est professeur à la Faculté de droit et à l’École de santé publique Dalla Lana de l’Université de Toronto. Roxanne Mikitiuk est professeure à la Osgoode Hall Law School et directrice du programme intensif en droit des personnes handicapés à l’Université York, à Toronto.

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