On prend plaisir à prendre Luc Bureau aux mots

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Publié 24/08/2010 par Paul-François Sylvestre

C’est chose bien connue, l’écrivain est jaloux de ses confrères. Il ne l’avouera pas, bien entendu. Je vais faire exception à la règle et vous avouerai que j’aurais bien aimé être l’auteur du recueil Il faut me prendre aux maux. Mais cet honneur revient à Luc Bureau que je félicite bien fraternellement. À partir de quatorze mots, définis dans un esprit encyclopédique, il a inventé autant de récits en se consolant de maux puisés dans le «vaste souffroir» de la vie, et en tirant une sagesse à quatre sous: «l’homme est un animal qui perd la tête quand le dos lui fait mal.»

Avant de plonger dans les mots/maux, Luc Bureau cite Montaigne: «Ainsi, Lecteur, je suis moy-mesme la matière de mon livre: ce n’est pas raison que tu employes ton loisir en un sujet si frivole & si vain. À Dieu donq.»

Il cite aussi Maupassant: «Mon Dieu! Mon Dieu! Je vais donc écrire ce qui m’est arrivé! Mais le pourrai-je? Cela est si bizarre, si inexplicable, si incompréhensible, si fou!» Puis, en guise d’avant-propos, Luc Bureau écrit que «les mots propagent indifféremment la vérité et le mensonge, la réalité et la fiction.» Nous sommes prévenus.

Chaque récit est précédé de la définition d’un mot. Définition qui occupe toujours une demi page et qui se termine toujours par «Ô Satan, prends pitié!»

Le premier mot est mirage, n. m. du latin mirare (regarder, refléter). Et l’auteur de donner quelques exemples: «Toujours de courte durée, le mirage est à la réalité ce que le coup de foudre est au mariage, le maquillage au visage, la griserie à la sobriété.»

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Pour le mot apitoiement – n. m. du latin pietas (compassion) – Bureau écrit que les écrivains sont particulièrement doués pour ce type d’exercice, eux «qui doivent affronter la désinvolture cynique de la critique, l’insensibilité encroûtée des éditeurs, le parti pris tenace des libraires, la jalousie inavouée des confrères, sans compter la médiocrité navrante de leurs oeuvres.» Ô Satan, prends pitié de pauvre moi!

Pour le mot confusion – n. f. du latin confusio (état de désordre, action de mêler) – l’auteur rappelle la Création, d’abord les ténèbres, puis la lumière, le ciel et les eaux. Et l’homme créé à l’image de Dieu pour «mettre de l’ordre dans le chaos environnant». C’est depuis ce moment-là, au dire de Bureau, que l’homme organise le monde «dans un mélange de bêtise et d’entêtement. Comment voulez-vous qu’il réussisse là où Dieu a si lamentablement échoué?»

Dans le récit intitulé «La route de l’oubli», l’auteur décrit un voyage qu’il a fait à Toronto en imaginant comment lui, francophone de Québec, serait mal reçu dans la Ville Reine unilingue anglaise. En bout de piste, force lui est de reconnaître «que la pire souffrance n’est pas celle que l’on vit, mais celle que notre imaginaire invente et nourrit.»

Dans «Des livres et moi », Bureau prête à ses lecteurs un esprit très alerte. Il leur pose la question suivante: «Qu’ont en commun le marquis de Sade, Saint-Exupéry et San Antonio? Ou Nicolas Boileau, Denise Bombardier, Jorge Luis Borges, Jeanne Bourin et Nicolas Bouvier?» Vous avez évidemment remarqué l’ordre alphabétique des noms… n’est-ce pas?

Toujours dans ce même récit, madame Constance est chargée de laver les soixante-quinze rayons d’une bibliothèque. Elle demande comment il faut replacer les livres. La réponse est «par auteur». Une fois le travail terminé, le Guide de nulle part et d’ailleurs à l’usage du voyageur intrépide en maints lieux imaginaires de la littérature universelle, de Gianni Guadalupi et Alberto Manguel, haut de ses 31 cm, fait la nique à L’utopie de Thomas More, petit in-octavo d’à peine 17 cm de hauteur. Le propriétaire avait dit «par auteur», la ménagère avait compris «par hauteur»!

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Dans «Un dîner au noir », il est fait mention que la perte d’un sens est souvent récupérée par un autre sens. Ainsi, ce l’oeil perd dans les ténèbres est souvent récupéré par l’ouïe.

De là, le narrateur en conclut qu’il ne faut point juger du regard. Au lieu de se trémousser en «m’as-tu-vu», de s’efforcer d’«en mettre plein la vue» ou de «taper dans l’oeeil», mieux vaut pencher l’oreille et «écouter avec recueillement les paroles qui, autrement, ne sont qu’un agrégat de syllabes sonores.» Il faut prendre Luc Bureau aux mots!

Je dois vous dire que j’ai pris plaisir à noter diverses expressions colorées ou inusitées dans ce recueil de récits décapants. En voici trois exemples: «un juron de prélat», «une mémoire sujette à éclipses», «hommes et femmes des trois sexes» (hétéro, homo, bi?).

J’ai aussi noté que l’auteur excelle dans l’art de la métaphore. Ses comparaisons sont toujours savoureuses, comme en font foi les exemples suivants: «aussi insonorisé qu’un écran de fumée», «aussi impuissant qu’un chat castré», «accomplissait ses tâches ménagères comme une cérémonie liturgique».

Et que dire de cette comparaison-ci: le trafic de drogue, l’adultère, la pédérastie, la pyromanie et le sadisme lui sont des choses «aussi étrangères que la plongée sous-marine et la pratique du nudisme». On prend plaisir à prendre Luc Bureau aux mots.
Il faut me prendre aux maux sera certainement un de mes coups de cœur en 2010.

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Luc Bureau, Il faut me prendre aux maux, récits, Québec, L’instant même, 2010, 180 pages, 22 $.

Auteur

  • Paul-François Sylvestre

    Chroniqueur livres, histoire, arts, culture, voyages, actualité. Auteur d'une trentaine de romans et d’essais souvent en lien avec l’histoire de l’Ontario français. Son site jaipourmonlire.ca offre régulièrement des comptes rendus de livres de langue française.

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