Le Sénat canadien a-t-il trouvé son indépendance?

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En attendant la fin de travaux de rénovation à l'édifice du Parlement canadien, le Sénat est situé dans l'ancienne gare centrale d'Ottawa. Photo: Sénat du Canada
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Publié 28/08/2024 par Marianne Dépelteau

La question de la partisanerie des sénateurs canadiens a refait surface dernièrement. Huit ans après une réforme qui devait poser les jalons d’une Chambre haute plus indépendante des partis politiques, la question se pose: est-ce que ça fonctionne réellement?

La nomination de Victor Boudreau au Sénat a fait sourciller quelques commentateurs à cause de son passé de ministre libéral au Nouveau-Brunswick.

L’Acadien est d’ailleurs loin d’être le seul sénateur nommé après la réforme ayant un passé libéral. Clément Gignac était ministre libéral au Québec. Pat Duncan était première ministre libérale du Yukon.

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Victor Boudreau. Photo: Acadie Nouvelle

Le Sénat compte aussi dans ses rangs d’anciens candidats du Parti libéral du Canada (PLC). Michèle Audette, par exemple, a fait campagne pour la formation en 2015; Bernadette Clément en 2011 et en 2015.

Selon le leader conservateur à la Chambre des communes, Andrew Scheer, «Trudeau a menti aux Canadiens en disant qu’il rendrait le Sénat indépendant et non partisan».

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«La réalité est que presque toutes les personnes qu’il a nommées sont en fait des sénateurs libéraux. Les nominations de Trudeau ne visent qu’à faire avancer son programme inflationniste et coûteux», écrit-il dans une réponse par courriel.

Alors, qu’en est-il du Sénat indépendant promis par Justin Trudeau?

Pour la petite histoire

En janvier 2014, Justin Trudeau annonce l’expulsion des sénateurs libéraux du caucus national du PLC afin de limiter la partisanerie au Sénat. Les 32 expulsés commencent à siéger comme indépendants.

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Andrew Scheer. Photo: Wikimedia Commons

En 2015, Justin Trudeau annonce la création d’un Comité consultatif indépendant sur les nominations au Sénat ayant pour mission de conseiller le premier ministre sur les candidats.

À la suite de ces changements, des groupes de sénateurs se sont formés. Aujourd’hui, outre les sénateurs affiliés au Parti conservateur du Canada (PCC), la Chambre haute compte également des sénateurs non affiliés ainsi que des sénateurs affiliés au Groupe des sénateurs indépendants, au Groupe des sénateurs canadiens et au Groupe progressiste du Sénat.

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Le passé politique

Le sénateur Scott Tannas confirme que la réforme a permis plus d’indépendance au Sénat. On le voit dans le nombre d’amendements proposés par le Sénat dans les projets de loi émanant du gouvernement, dit-il.

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Scott Tannas. Photo: Sénat du Canada

Selon lui, les sénateurs nommés depuis 2015 «sont issus d’un large éventail de milieux différents».

«Certains d’entre eux ont peut-être comme instinct premier de penser à ce que veut le gouvernement. Mais la majorité d’entre eux réfléchissent aux décisions du gouvernement, aux impacts de celles-ci sur leurs provinces et au meilleur rôle possible que peut jouer le Sénat.»

Qu’un sénateur ait fait de la politique auparavant ne dérange pas le sénateur Pierre Dalphond. «Ce sont des gens qui ont servi, qui comprennent la politique, qui savent que la politique fonctionne par majorité sans quoi rien n’avance.»

«Il y a une procédure extrêmement complexe à suivre. Les projets de loi arrivent et il y a 300 articles. Ça demande des habiletés que l’on retrouve en général chez des personnes qui ont déjà eu une expérience politique», confirme Serge Joyal, un ancien sénateur.

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La salle du Sénat du Canada en 2017.

Définir l’indépendance

«L’indépendance, c’est quand ta première pensée n’est pas ce qu’un parti politique t’ordonne de faire, explique de son côté Scott Tannas. La deuxième étape, c’est la pensée critique. Est-ce que tu représentes les intérêts régionaux? Que pense ta province de la législation?»

Et troisièmement, ajoute-t-il, «un sénateur indépendant doit penser à l’institution».

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Pierre Dalphond. Photo: courtoisie

«Quand tu fais partie d’un caucus, ta première pensée est: “que font les autres?”», raconte-t-il. Scott Tannas fait partie de ceux qui ont quitté le caucus conservateur pour former le Groupe des sénateurs canadiens.

Dans les mots de Pierre Dalphond, l’indépendance «permet de dire “je ne le fais pas parce que le parti [ou le chef] me demande de le faire. Je le fais parce que je pense que c’est la meilleure décision à prendre”.»

Selon lui, l’absence de whip et de discipline de parti oblige à la coopération. «Il faut essayer de bâtir des majorités vote par vote, question par question, projet de loi par projet de loi.»

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Et ce travail entraîne des discussions et du respect, poursuit-il. «Je trouve que là-dessus, on est plus intéressants que la Chambre des communes.»

Un sénat «atomisé»

Serge Joyal faisait partie du groupe de sénateurs exclus du caucus libéral en 2014. Selon lui, la réforme «paraissait bien sur papier», mais pose des problèmes en pratique.

«Quand vous n’avez pas la force d’un parti politique pour tenir tête au gouvernement dans le débat public, vous atomisez les individus, explique-t-il. Ils peuvent se réunir en groupe comme ils le font actuellement, mais la règle d’or de leur positionnement est que chacun est libre de voter comme il veut.»

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Serge Joyal

«En d’autres mots, on a exclu ce qui fait la force essentielle d’un parti politique: le vote du groupe.»

Serge Joyal raconte que l’individualisation des sénateurs a créé un déséquilibre dans les rapports de pouvoirs entre les deux chambres. Les sénateurs sont seuls et plus vulnérables face à l’influence politique.

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«Les ministres ont tendance à appeler les sénateurs individuellement pour tenter de les convaincre d’appuyer leurs projets de loi», raconte-t-il. Une situation qu’il a lui-même vécue à plusieurs reprises après son exclusion du caucus.

Le débat public est donc affaibli, réitère-t-il, «parce que ces discussions se retrouvent à huis clos, dans le privé des bureaux des ministres».

Les Canadiens ne sont pas convaincus

«L’opinion publique n’est pas plus favorable au Sénat qu’elle l’était avant», affirme quant à lui Marc-Antoine Rancourt, coauteur d’une étude parue en 2023 sur l’opinion publique des Canadiens face au Sénat.

Selon les résultats, près de la moitié des électeurs seraient en faveur de l’abolition du Sénat.

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L’édifice de l’ancienne gare centrale d’Ottawa abrite temporairement le Sénat du Canada. Photo: Sénat du Canada

«Si le but de Justin Trudeau était d’améliorer la perception du Sénat dans l’œil publique, ça n’a peut-être pas fonctionné», constate l’étudiant au doctorat à l’Université de Toronto.

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L’étude suggère une variable clé: le populisme. «C’est la conception d’une institution élitiste et bourgeoise qui ne [travaille] pas pour le peuple» qui semble handicaper la réputation du Sénat, même des années après la réforme.

De plus, les sénateurs ne sont pas élus par la population, rappelle le chercheur. «Ils sont toujours nommés. Ce sont des gens qui ont réussi dans leur domaine propre. Il y a une déconnexion entre les caractéristiques des sénateurs et les caractéristiques démographiques du citoyen moyen.»

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