Le «roman d’amour à 10 sous»: sentiment amoureux sans désir charnel 

Marie-Pier Luneau et Jean-Philippe Warren, L’Amour à 10 sous
Marie-Pier Luneau et Jean-Philippe Warren, L’Amour à 10 sous. Le roman sentimental québécois de l’après-guerre, essai, Québec, Éditions du Septentrion, 2023, 258 pages, 29,95 $.
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Publié 08/04/2023 par Paul-François Sylvestre

Cinq cents titres par année pendant 20 ans au Québec. De 20 000 à 30 000 exemplaires par livraison! De quel phénomène s’agit-il? Du roman d’amour à 10 sous.

Marie-Pier Luneau et Jean-Philippe Warren en font une analyse détaillée dans L’Amour à 10 sous. Le roman sentimental québécois de l’après-guerre.

De la littérature de gare

Boudés par les libraires, ces fascicules de 32 pages étaient vendus dans les kiosques à journaux, les tabagies, les pharmacies, les gares, les épiceries et les diners (restaurants). Comme ils coûtaient 0,10 $, ils ont été baptisés «romans à dix sous» ou «romans à dix cennes».

«Le succès de cette forme littéraire est aussi phénoménal qu’unique dans l’histoire de l’édition au Québec.»

Les Éditions Police-Journal

L’ouvrage de Luneau et Warren se base uniquement sur la production des Éditions Police-Journal (P-J), et pour cause puisque le catalogue de P-J comprend 5 500 titres répartis en 8 collections et publiés entre 1940 et 1960.

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P-J s’appuyait sur un réseau de près de 1 800 points de vente à Montréal. Ses livrets se vendaient aussi dans les communautés francophones de Hull à Jonquière, du Nouveau-Brunswick au Manitoba et de Noranda à la Nouvelle-Angleterre.

Les romans à dix sous plantent le décor en peu de mots, usent un vocabulaire simple, privilégient les paragraphes très courts et recourent abondamment aux dialogues.

Ils sont presque toujours écrits sous un pseudonyme qui est souvent absent de la couverture. Ce qui est en vue, c’est le nom ou le logo des Éditions Police-Journal.

Des écrivains célèbres y ont travaillé

On apprend que le romancier Yves Thériault a assumé la responsabilité de plusieurs séries chez P-J. Il se souvient de ce travail «comme d’une formidable école pour apprendre le métier d’écrivain».

Michel Tremblay a été linotypiste à l’entreprise qui imprimait ces fascicules.

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Dès l’âge de 24 ans, André L’Archevêque travaille comme dessinateur aux Éditions P-J. De 1947 à 1958, il réalise près de 6 000 illustrations, dont certaines pour d’autres éditeurs. Il insuffle à ses dessins «désirs et fantasmes, sans basculer vers un trop fort érotisme».

L’Archevêque «réussit à exprimer plaisir et volupté, ou à l’inverses détresse et débauche, tout en s’accordant avec les chastes principes de la société québécoises de son temps».

Relations hétéros, mariages catholiques

Les romans à dix sous célèbrent uniquement les relations hétérosexuelles, le mariage catholique et la famille. Malgré leur sensualisme et leur matérialisme, ils sont considérés comme un moindre mal par les élites de l’époque.

«L’homophobie des fascicules ne fait aucun doute. La seule relation qui y est tolérée est celle d’une femme avec un homme.»

Le roman sentimental suit un schéma assez simple. Deux personnes destinées l’une à l’autre se rencontrent, puis sont rapidement séparées par des obstacles. Tous les malentendus se dissiperont vers la 31e page du roman… qui en compte 32.

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Les titres de P-J suivent ce scénario, mais il y a une nouveauté: «ils psychologisent les embûches qui se dressent sur le chemin de l’amour».

Jolies femmes, hommes virils

Les héroïnes et les héros sont tous catholiques, francophones, blancs et hétéros. La femme est jolie et attirante; l’homme a un charme viril. L’héroïne cherche l’amour avec un grand A.

«Si le mariage ou la promesse de mariage de la fin du récit confirme qu’elle s’est affranchie du foyer parental, les romans la renvoient à l’obligation d’être épouse et donc d’être mère.»

Le roman d’amour en fascicules joue sur la tension d’un amour-passion contenu dans les limites de la moralité.

Désamorcer les pulsions charnelles

Les auteurs soulignent comment on se trouve devant une littérature qui ne cesse de titiller les sens (les couvertures aguichantes le prouvent)… Tout en tâchant «de désamorcer des pulsions jugées indécentes ou obscènes, et ce, au moyen d’une sublimation des désirs charnels dans le sentiment amoureux».

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Le grand mérite des romans à dix sous, c’est qu’ils ont habitué les jeunes et moins jeunes à une pratique régulière de la lecture. Ils l’ont de toute évidence poursuivie par la suite.

Auteur

  • Paul-François Sylvestre

    Chroniqueur livres, histoire, arts, culture, voyages, actualité. Auteur d'une trentaine de romans et d’essais souvent en lien avec l’histoire de l’Ontario français. Son site jaipourmonlire.ca offre régulièrement des comptes rendus de livres de langue française.

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