Le « p », le petit pépin qui prolonge la pandémie?

La capitaine Haddock dans On a marché sur la Lune.
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Publié 27/02/2021 par Michèle Villegas-Kerlinger

Se pourrait-il qu’une simple lettre soit en partie responsable de la propagation de la CoViD-19, avec laquelle nous vivons depuis plus d’un an? Pour aussi étonnant que cela puisse paraître, des recherches semblent donner une certaine crédibilité à cette hypothèse.

Les voyelles inoffensives

Tout d’abord, il faut comprendre un peu la façon dont les lettres, ou plutôt les sons (phonèmes), sont produites. Les linguistes divisent les sons principalement en voyelles et en consonnes.

Pour le français, et bien d’autres langues, les voyelles sont classées comme suit:

  • Labialité (position des lèvres) – écartées et arrondies
  • Antériorité (position de la langue) – antérieures et postérieures
  • Aperture (position de la mâchoire) – très fermées et très ouvertes
  • Nasalité (passage de l’air) – nasales (l’air passe par le nez et la bouche) et orales (l’air passe par la bouche seulement)
Howard Stone

Grâce aux recherches du professeur Howard Stone, chercheur en génie mécanique à l’université de Princeton, en collaboration avec Manouk Abkarian, chercheur au Centre de biochimie structurale de l’université de Montpellier, nous savons que les voyelles ne contribuent pas pour beaucoup dans la propagation du virus.

À l’aide d’une machine à fumer et d’un faisceau laser, le professeur Stone a pu observer en temps réel le mouvement de l’air lorsqu’une personne parle.

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En prononçant le « i », l’air est dirigé vers le bas alors que pour le « o », l’air est projeté vers le haut. D’autres études démontrent que le « i » produit plus de gouttelettes que le « a ».

Pourtant, les voyelles, produites sans fermeture partielle ou complète du passage d’air, ne produisent pas autant de particules que les consonnes.

Les consonnes problématiques

Des deux critères principaux pour classifier les consonnes, à savoir le mode et le lieu d’articulation, c’est surtout le mode qui nous intéresse ici. Il comporte trois parties:

  • Occlusives et constrictives (fermeture complète ou partiale du passage de l’air)
  • Voisées et non-voisées (présence ou absence de vibration des cordes vocales)
  • Nasalité (passage de l’air) – nasales

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Bien que le tableau qui précède soit spécifique au français, il existe un alphabet phonétique international où se trouvent tous les phonèmes du langage humain.

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Manouk Abkarian

En plus des voyelles, le professeur Stone a étudié les consonnes occlusives « p, b, t, d, k, g », c’est-à-dire les consonnes qui se prononcent grâce à une petite explosion avec ou sans vibration des cordes vocales.

Il a découvert que l’air chargé de particules est dirigé directement à la face de l’interlocuteur à 1m/seconde et en forme conique. Abkarian, son collègue, émet même l’hypothèse que la distance réglementaire de 2m pourrait être insuffisante pour se protéger des gouttelettes.

Pression d’air dans la bouche

Comment expliquer un tel résultat? Ce qu’il faut savoir, c’est que les consonnes occlusives se forment dans la bouche sous une forte pression d’air. Dès que cette pression est relâchée en ouvrant la bouche, l’air sort à la vitesse d’un éclair et est suivi de l’aspiration d’une bouffée d’air avant la prononciation de la voyelle qui suit.

Pour les bilabiales « p » et le « b », prononcées en pressant les deux lèvres ensemble, la salive forme entre les lèvres un mince film qui, lorsqu’une personne ouvre la bouche, se sépare en filaments qui, à leur tour, sont étirés jusqu’à se casser, formant des gouttelettes.

Puisque le « b » est voisé, il produit moins de particules que le « p » non-voisé, la vibration des cordes vocales cassant les filaments avant qu’ils se transforment en gouttelettes.

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Selon les deux chercheurs, le film gras d’un bon baume à lèvres modifierait les interactions entre la salive et les lèvres, réduisant du coup la formation des filaments et des gouttelettes.

p

Le cas du SRAS

L’une des premières pandémies du 21e siècle était le SRAS, ou le CoV-1, en 2002 – 2003. Moins meurtrier que la covid, le virus a quand même infecté 8437 personnes dans 26 pays et en a tué 813.

Un article publié dans The Lancet, la prestigieuse revue scientifique médicale britannique, a relaté un cas curieux. Dans le sud de la Chine, il y avait, à l’époque, beaucoup plus de touristes japonais que de touristes américains, mais les Américains comptaient 70 cas du virus alors que les Japonais n’en avaient aucun.

Pour expliquer ce phénomène, on a émis une hypothèse au sujet d’une possible corrélation entre la langue parlée et la propagation du SRAS.

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En fait, le personnel des magasins chinois s’adressaient aux touristes américains en anglais et parlaient aux Japonais dans leur langue. Si l’anglais compte six consonnes occlusives (p, b, t, d, k, g), le japonais en a très peu.

Par conséquent, et selon cette hypothèse, si un(e) employé(e) était infecté(e), il ou elle aurait pu infecter ses interlocuteurs plus facilement en leur parlant en anglais.

L’étude d’un linguiste russe

Une autre étude, publiée dans Irish Journal of Medical Science et réalisée pour l’université russe de l’Amitié des Peuples (l’université RUDN) par Georgios Georgiou, post-doctorant et linguiste russe basé à Moscou, s’est penchée spécifiquement sur la corrélation entre le taux de transmission de la covid et l’utilisation des occlusives dans une langue donnée.

Georgios Georgiou

Georgiou et son équipe ont choisi 150 pays touchés par la pandémie. Pour les fins de l’étude, ils se sont limités à ceux dont 3/4 de la population parlent quotidiennement la langue du pays, ce qui a réduit le nombre à 91.

Ensuite, ils ont vérifié auprès du Epidemic Forecasting, géré par Future of Humanity Institute de l’university of Oxford le taux de reproduction du virus (R0) sur une certaine période de temps. À la date limite du 17 octobre 2020, les données n’étaient pas disponibles pour 8 pays, réduisant l’échantillon à 83.

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De ce nombre, 25 pays avaient une langue avec consonnes occlusives et 58, sans ou très peu. Tous les pays de l’étude comptaient plus de 1 000 cas de covid au 23 mars 2020.

La fréquence des consonnes p, b, t, d

L’équipe russe a émis deux hypothèses. Premièrement, que la présence des consonnes occlusives pourrait contribuer à la propagation de la covid-19. Deuxièmement, que la fréquence des consonnes « p, b, t, d » dans une langue donnée correspondrait au nombre de cas du virus dans le pays où cette langue est parlée.

La carte qui suit montre les différents pays de l’étude russe. Les pays en jaune représentent ceux dont la langue comportent des consonnes occlusives alors que ceux en bleu n’en ont pas ou en ont très peu.

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Ce que l’équipe de Georgiou a découvert est on ne peut plus fascinant. Si la corrélation est négligeable pour les lettres « b, t, d », ce n’est pas le cas du « p ». Un lien semble se dessiner entre le nombre de cas de covid et la présence et la fréquence de cette lettre:

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Pays en bleu 206 cas pour 1 million de personnes
Pays en jaune 255 cas pour 1 million de personnes

En tête de la liste des pays avec occlusives se trouve la Pologne, suivie de près par l’Italie. La France serait en 4e place, suivie de loin par l’Allemagne.

Cependant, le docteur Georgiou reste un peu sceptique face aux résultats de son étude, citant le cadre limité des recherches. Son échantillon ne comptait que 83 pays sur 197 et 83 langues sur plus de 6 000.

De plus, il faut tenir compte de la langue maternelle des locuteurs, qui n’est pas toujours celle de leur pays de résidence, et qui pourrait être la langue parlée le plus souvent à la maison et dans les interactions sociales.

Des mesures de distanciation physique et le port du masque sont d’autres facteurs susceptibles de fausser les résultats de son étude.

covid masque TTC
Masque et distanciation dans les transports en commun.

L’importance des mesures d’hygiène

Si le fait de parler une langue truffée de consonnes occlusives pourrait contribuer à la propagation de la covid, il ne faut pas oublier que la toux et les éternuements propagent des gouttelettes tout comme le simple fait de respirer ou de parler, quelle que soit la langue.

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En fait, les chercheurs disent que respirer, parce qu’il s’agit d’une action continue, propage plus de particules que tousser ou éternuer, actions moins fréquentes. D’où l’importance de se couvrir non seulement la bouche, mais encore le nez lorsqu’on porte le masque.

Parler très fort et chanter risquent de propager le virus encore plus, car les gouttelettes sont projetées avec plus de force et plus loin, ce qui met la santé des autres à risque si la personne qui parle fort ou qui chante est malade.

Auteur

  • Michèle Villegas-Kerlinger

    Chroniqueuse sur la langue française et l'éducation à l-express.ca, Michèle Villegas-Kerlinger est professeure et traductrice. D'origine franco-américaine, elle est titulaire d'un BA en français avec une spécialisation en anthropologie et linguistique. Elle s'intéresse depuis longtemps à la Nouvelle-France et tient à préserver et à promouvoir la Francophonie en Amérique du Nord.

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