Larry Tremblay: mode d’emploi en sept questions

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Publié 16/05/2006 par Daniel Soha

Le Factory Theatre a encore frappé un grand coup: une nouvelle pièce en anglais d’un auteur francophone, The Ventriloquist – un nouveau spectacle, une nouvelle star, un nouveau… Tremblay, un plaisir renouvelé. C’est en dehors des sentiers battus. C’est drôle, c’est tragique, c’est comique, c’est dramatique, c’est humoristique, c’est sexuel, c’est inclassable.

On est concerné. On est décontenancé, déconcerté, déstructuré, mais c’est comme une fable, alors on se sent en confiance, on se laisse porter. Tremblay nous libère, nous donne le secret: la simplicité. On se sent con, mais on sent que c’est bon, très bon. On ne sait pas pourquoi. On essaie de comprendre. On pose des questions. On interroge Tremblay lui-même. On a la clé. Comprendre? Il n’y a rien à comprendre. Il faut s’ouvrir. Il faut se laisser aller. Allons-y donc.

L’Express: On a beaucoup parlé de votre pièce, on a souvent beaucoup interprété. De la bouche de l’auteur lui-même: quel est le thème du Ventriloque? Quelle est la thèse que vous y développez?

Larry Tremblay: Je n’aime pas les pièces à thème. Je ne suis pas un auteur qui commence avec un thème et en fait, je suis contre cette approche. Il n’y a pas de thème pour Le Ventriloque, et je n’ai jamais écrit de pièce avec un thème à l’esprit. Je crois que les thèmes sont souvent explorés à la télévision plus qu’au théâtre. Je n’ai pas de thèse, je n’essaie pas de démontrer quoi que ce soit, je n’ai pas de message en tête quand je crée mes œuvres. Une pièce est un objet complexe qui devrait être plein de questions plutôt que des réponses.

Mais, si on prend la peine d’analyser le texte, on y trouve les sujets de l’identité, de la manipulation, de l’inceste, du pouvoir, de la relation entre les enfants et leurs parents, de la création et de la souffrance qui l’accompagne. Je pense qu’une pièce, c’est davantage comme une tapisserie où ces sujets sont représentés.

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L’Express: On a souvent vu: «un film à l’intérieur d’un film», ou «une pièce à l’intérieur d’une pièce». Vous, c’est «un roman à l’intérieur d’une pièce». Pourquoi avez-vous décidé de dramatiser le processus de l’écriture? Pourquoi, en somme, ce besoin de théâtraliser la littérature?

LT: Le Ventriloque, c’est une pièce sur l’écriture. C’est l’histoire de l’écriture d’un roman. Il y a une passerelle entre la littérature et le théâtre. J’ai toujours dit que le théâtre aussi était de la littérature, et la plupart des écrivains célèbres sont aussi des dramaturges: Sophocle, Shakespeare, etc. Même en Inde, les écrivains les plus connus font du théâtre.

Je ne pense pas qu’il y ait un fossé entre le théâtre et la littérature: le processus de l’écriture d’une pièce est le même que celui d’un roman.

L’Express: Le Ventriloque, c’est aussi «Une femme à l’intérieur d’un homme à l’intérieur d’une femme». Que révèle ce procédé de jeu de miroirs? Vous sentez-vous à l’aise dans l’usurpation (temporaire) d’une sexualité différente?

LT: Dans ma pièce, on découvre que c’est l’histoire d’un homme, et que dans sa tête vit l’histoire d’une jeune femme, et que dans la tête de cette jeune femme vit l’histoire d’un garçon, etc. C’est ma manière de dire que l’identité n’est qu’une construction: il y a des gens qui ont un corps d’homme mais qui se sentent femmes, et vice-versa.

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C’est une métaphore pour dire que l’on peut être ce que l’on veut. C’est un point de vue philosophique: le corps, ce n’est pas une prison, c’est quelque chose qui exprime qui l’on est. L’identité n’est pas une caractéristique sexuelle, mais philosophique. Pour Gaby et le docteur Limestone, il y a des sens sexuels cachés. Le docteur Limestone croit que ça fait partie de son approche thérapeutique. Le sexe peut être utilisé pour manipuler l’autre, mais ce n’est jamais au premier degré.

L’Express: Ce qui frappe également lorsqu’on regarde votre pièce, c’est une sorte de déferlement de l’imagination – un mélange de genres aussi – au sein duquel le spectateur se débat pour essayer de trouver des points de repère. Dans quelle lignée de dramaturges pensez-vous vous situer, ou vous contentez-vous d’être, comme on l’a dit, l’auteur d’une «fable fantasmagorique»?

LT: Je représente un mélange des styles américain et européen. De nombreux éditeurs et spectateurs ne savent pas à quoi s’en tenir. En Europe, on dit que je suis si américain, en Amérique que je suis si européen… En Europe, on met l’accent sur les mots, les phrases, on a peur du mouvement dramatique.

Les Américains, eux, ont peur du texte et leur émotion provient de l’intensité de l’action. Moi, dans mon œuvre, je suis obsédé par le corps. Ça n’a rien d’abstrait. L’émotion est enracinée dans le corps. Ce n’est pas psychologique non plus. […]

L’Express: Quelques mots que la critique adore en général, mais que j’ai lus au sujet du Ventriloque: «fracture», «blessure», «fragilité», «identité». Revendiquez-vous cette terminologie ou la rejetez-vous? Pourquoi?

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LT: Le Ventriloque a beaucoup d’interprétations. La critique est excellente dans son exploration du caractère imaginaire de la pièce. Elle voit bien le sens de la manipulation sexuelle, de l’identité, des blessures, de la fragilité.

En France, il n’y a pas autant de pièces sur l’identité. Les auteurs français se demandent rarement: «Suis-je Français?». On n’a pas besoin, là-bas, d’écrire sur l’identité. Peut-être que si l’on est réfugié on peut explorer ces thèmes, mais en général ça ne se fait pas.

Au Québec, la notion d’identité n’est pas claire du tout. Mes nouvelles pièces parlent moins d’identité que de relations entre les gens. Maintenant que tout se mondialise, la problématique pour les auteurs québécois n’est plus leur relation avec le reste du Canada, mais avec le reste du monde. Ceci inclut les voisins que nous avons tous en commun: les planètes, la nature, l’air, l’eau. On sait que tout prête à conflits.

L’Express: Pourquoi un ventriloque: allégorie ou Deus ex machina?

LT: Le ventriloque et l’utilisation du procédé de la ventriloquie sont une métaphore: on fait semblant d’avoir deux bouches, mais en fait il n’y en a qu’une qui produit la voix. Cela nous amène aux sujets de la manipulation, de l’identité. C’est aussi un procédé théâtral, puisque les marionnettes sont du théâtre.

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C’est cette métaphore qui m’a donné la clé de toute la pièce: qui parle? Qui nous dépasse? On entend toujours des voix dans sa tête. Quand je parle, quelle est la personne qui parle en réalité? Est-ce que c’est quelque chose que j’ai entendu à la télévision?

L’Express: C’est votre deuxième pièce jouée en anglais au Factory Theatre de Toronto. En avez-vous tiré des leçons, et en particulier: avez-vous la sensation d’une réception différente – d’une sensibilité autre – au Canada anglophone? Si oui, comment la caractériseriez-vous?

LT: Deux de mes pièces ont été produites à Toronto: Dragonfly of Chicoutimi et Le Ventriloque. C’est peu, mais je ne suis pas un dramaturge qui crée des pièces réalistes.

Le théâtre est un art qui date de plusieurs siècles avant le Christ. La télévision n’a qu’une soixantaine d’années, ce n’est qu’un bébé à comparer du théâtre. Beaucoup de personnes qui voient mes pièces ne savent pas à quoi s’en tenir parce que ce qu’ils regardent la plupart du temps, c’est la télévision. Je pense que c’est lamentable.

Pour Le Ventriloque, la critique a semblé aimer les acteurs et le mouvement, mais n’a pas compris mon humour. Elle pense que, d’une façon ou d’une autre, il faut y trouver un message psychologique. Elle essaie de réduire la pièce à quelque chose de réaliste.

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Je suis reconnaissant à Ken Gass d’avoir eu le courage de donner le jour à mes pièces: Le Ventriloque est une pièce simple, mais on s’obstine à vouloir la disséquer et y trouver un sens. Pour ma part, je demanderais plutôt que le public fasse faire preuve d’ouverture d’esprit et de cœur, et j’espère qu’il viendra alors plus nombreux.

The Ventriloquist, de Larry Tremblay. Traduction et mise en scène: Keith Turnbull. Au Factory Theatre: 125 rue Bathurst, jusqu’au 21 mai Réservations: 416-504-9971.

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