Haïti : «On est entre la frustration, la confusion et la colère»

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Des Haïtiens-Canadiens se sont rencontrés à Ottawa pour partager leurs émotions et leurs traumatismes face à la crise qui sévit à Port-au-Prince. Photo: Chantallya Louis, Francopresse
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Publié 02/05/2024 par Chantallya Louis

Malgré l’assermentation, le 25 avril, d’un Conseil présidentiel pour assurer la présence d’un gouvernement transitoire à Haïti et la démission officielle du premier ministre Ariel Henry, les émotions restent fortes pour les personnes de la diaspora au Canada.

«On est très consterné et très inquiet, lance le Canado-Haïtien Bathélemy Bolivar en entrevue avec Francopresse. On est entre la frustration, la confusion et la colère par rapport à tout ce qui se passe dans le pays.»

D’origine haïtienne, le professeur associé à l’Université du Manitoba et chercheur dans les domaines de l’intégration des immigrants et de l’antiracisme, suit la situation de très près depuis les premiers jours.

Un sentiment d’impuissance

Qu’ils soient installés au Canada depuis longtemps ou qu’ils soient nés ici, beaucoup de Canadiens d’origine haïtienne ont encore des proches dans le pays.

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Bathélemy Bolivar. Photo: courtoisie

Comme l’explique Bathélemy Bolivar, Haïti est un pays de 27 750 km2 et d’environ 11 millions d’habitants. «Donc, peu importe ce qui se passe, on connaît quelqu’un quand même qui connait quelqu’un.»

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Les médias sociaux et les applications de messagerie, telles que WhatsApp, permettent à l’information de circuler rapidement entre les communautés.

Pour le professeur, le sentiment d’impuissance est fort dans la diaspora haïtienne. Les Canadiens-Haïtiens se sentent pour la plupart incapables d’apporter leur aide à leurs compatriotes en Haïti.

«[Quand] je parle d’aider, [c’est] en fonction de faire quelque chose de structurel et à long et à court terme pour que les gens puissent avoir au moins ce niveau de dignité», explique-t-il.

Mais aussi, un sentiment de désespoir

Ketcia Peters, directrice générale de Nord-Sud Développement Racines et Cultures Canada, partage les mêmes émotions.

«Le désespoir est vraiment le sentiment qui est souvent reflété et répété [dans la communauté]», dit-elle.

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Lorsqu’un Haïtien vivant au Canada reçoit un appel provenant d’Haïti, il y a à la fois ces sentiments de peur, de stress et de culpabilité qui surviennent, révèle Ketcia Peters.

Certaines personnes se sentent coupables ou responsables de ne pas avoir fait plus et parfois plus vite pour sortir leurs familles ou leurs proches de cette situation.

«Nous, au Canada, on est vraiment limité dans les possibilités de ce qu’on peut leur offrir, de ce qu’on peut faire», indique Ketcia Peters.

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Ketcia Peters a dirigé une rencontre entre les membres de la communauté haïtienne à Ottawa, ainsi que leurs alliés. Photo: Chantallya Louis, Francopresse

Le Conseil de transition

Le Conseil de transition est composé d’Edgar Leblanc Fils (ancien président du Sénat d’Haïti), Fritz Alphonse Jean (ancien gouverneur de la banque centrale d’Haïti), Laurent Saint-Cyr (entrepreneur), Emmanuel Vertilaire (avocat), Leslie Voltaire (ancien ministre et diplomate), Smith Augustin (ancien diplomate) et Louis Gérald Gilles (médecin et ancien sénateur).

Edgar Leblanc Fil a été désigné président du Conseil le 30 avril.

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Obligé de quitter son chez-soi

Retourner à Haïti, c’est une manière pour plusieurs de se ressourcer. Cependant, cette quiétude peut rapidement faire place à la panique lorsqu’une situation de crise survient, comme l’explique Bathélemy Bolivar.

«On veut se reconnecter avec notre monde. Mais, une fois qu’on est là, on ne peut pas vivre et le Canada doit encore nous [sortir de là]. En fait, côté culturel, côté émotionnel, côté sentimental, ce n’est pas sain.»

C’est une situation que l’on retrouve souvent. Une femme Canado-Haïtienne, à qui Francopresse a accordé l’anonymat pour éviter des répercussions sur sa vie personnelle, est la première fille de parents immigrants.

Depuis leur retraite, ses parents retournent souvent en Haïti pour y rester quelques mois, afin de se ressourcer, de retrouver ce sentiment de communautarisme.

Malheureusement, lorsque la situation a empiré à Port-au-Prince en mars dernier, ils ont dû écourter leur voyage cette année et tenter de rentrer au Canada.

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Une situation qui a causé beaucoup de stress et d’anxiété chez leur fille, et aussi vécue par plusieurs personnes de la diaspora.

Avec l’insécurité qui sévit dans le quartier où ses parents demeurent et les problèmes de santé importants qu’ils ont, la femme craignait d’avoir une mauvaise nouvelle lorsqu’elle recevait un appel de sa famille.

De la souffrance à l’indifférence

Toutes ces émotions engendrent un sentiment de déni chez plusieurs membres de la communauté, selon Ketcia Peters.

Par exemple, elle remarque que les Canado-Haïtiens ne veulent plus suivre les nouvelles d’Haïti, car «ça leur fait mal au cœur».

De son côté, la Canadienne d’origine haïtienne admet qu’elle se sent indifférente face à la crise en Haïti. «Peut-être parce que ça me fait mal, peut-être parce que j’en ai un petit peu honte, peut-être parce que je ne comprends pas non plus l’histoire», confie-t-elle, pensive.

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«N’importe qui, qui a encore l’amour pour Haïti, qui a encore de l’amour pour les gens proches qui demeurent en Haïti, est en train de vivre un cauchemar présentement», partage Ketcia Peters.

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Des Haïtiens-Canadiens se sont rencontrés à Ottawa pour partager leurs émotions et leurs traumatismes face à la crise qui sévit à Port-au-Prince. Photo: Chantallya Louis, Francopresse

Frustration face à la participation canadienne

Le 7 avril dernier, la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, annonçait la fin de l’opération des départs assistés pour aider les Canadiens à quitter Haïti.

«Nous avons aidé plus de 250 Canadiennes et Canadiens, résidentes et résidents permanents et membres de leur famille admissibles à quitter le pays, grâce à une étroite collaboration avec Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada et l’Agence des services frontaliers du Canada», déclarait le ministère dans un communiqué.

Pour plusieurs Haïtiens, ce geste n’a pas été suffisant pour aider leurs confrères coincés dans l’insécurité extrême à Port-au-Prince.

«On se demande pourquoi c’est tellement difficile [d’aider Haïti], pourquoi carrément ne pas sécuriser le pays au lieu d’envoyer quelques avions pour normalement les faire sortir des gens du pays», soutient Bathélemy Bolivar, jugeant le Canada responsable de la situation haïtienne avec le Core Group.

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Avec le conseil présidentiel qui a prêté serment, Bathélemy Bolivar est d’avis que c’est aux Haïtiens de décider de leur gouvernance, mais c’est aussi à Ottawa d’apporter leur soutien comme à l’Ukraine.

«Ce qu’on demande des puissances qui entourent Haïti, c’est de traiter Haïti comme un pays majeur, comme un pays qui a une certaine autodétermination, et ne pas décider à la place du peuple et donc respecter la volonté de ce peuple», ajoute-t-il.

Passer à travers cette période difficile

Chaque personne dans une situation similaire a sa propre façon de surmonter ce sentiment d’impuissance.

Comme auteur, Bathélemy Bolivar écrit et s’entoure d’une communauté haïtienne au Manitoba. «Ça me permet de créer ma propre Haïti, mais je le sais ce n’est qu’une illusion, car Haïti continue de sombrer dans la déchéance la plus amère, la plus sordide.»

Pour Ketcia Peters, c’est aussi important de pouvoir recréer cette communauté. C’est pour cela qu’elle a organisé une rencontre avec la diaspora haïtienne le 30 avril, avec comme thème: Guérir ensemble: Soutenir la communauté haïtienne de la capitale nationale.

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Cette rencontre a permis à une dizaine de membres de la communauté haïtienne et des alliés de partager leurs émotions et leur façon de vivre la situation.

Alors que certains ont parlé de désarroi, de tristesse, de déchirure, l’espoir s’est frayé une place dans cette conversation intime et sincère.

Par ailleurs, Ketcia Peters exhorte aussi le gouvernement fédéral à apporter un soutien aux membres de la communauté haïtienne.

«Un support de pair [le gouvernement canadien et la communauté haïtienne au Canada] pour pouvoir supporter les gens psychologiquement à long terme, puis physiquement aussi bien sûr parce que le traumatisme souvent a un effet physique», avance-t-elle, ajoutant que le gouvernement pourrait offrir des subventions à la communauté afin d’avoir accès à des professionnels de la santé gratuitement.

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