Haine et préjudices: interdit dans la vraie vie, donc interdit sur Internet

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Douze experts se pencheront sur l’encadrement législatif des contenus préjudiciables en ligne. Photo: Daria Nepriakhina, Unsplash
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Publié 05/04/2022 par Inès Lombardo

Le 30 mars, le ministre du Patrimoine canadien, Pablo Rodriguez, a nommé 12 experts qui se pencheront durant les prochains mois sur l’encadrement législatif de la haine et des contenus préjudiciables en ligne.

Le gouvernement fédéral est pressé d’adopter un projet de loi revisité. Le dernier du genre, mort au feuilleton l’été dernier, avait subi le feu des critiques en raison du risque qu’il présentait pour la liberté d’expression.

La liberté d’expression sera justement l’un des enjeux phares scrutés par les 12 experts, au cours des deux prochains mois.

Le virtuel comme le réel

Leur principale tâche sera «de faire en sorte que ce qui est interdit en dehors d’Internet soit aussi interdit sur Internet», assure Pierre Trudel. Ce professeur de droit à l’Université de Montréal est coprésident du groupe d’experts, avec Emily Laidlaw, professeure de droit à l’Université de Calgary.

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Pierre Trudel.

«Dans la vie réelle, il est interdit de posséder de la pornographie juvénile. Dans certains environnements sur Internet, hélas, ça pullule», illustre le professeur Trudel.

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«Notre travail sera de faire en sorte que les lois qui viennent baliser ce qu’on peut faire ou dire viennent s’appliquer à Internet»

Sans fournir de date, le ministre Pablo Rodriguez a dit vouloir «faire les choses vite, mais bien».

La violence en ligne au Canada

Quelques données sont ressorties de la consultation publique menée entre juillet et septembre 2021 par Patrimoine canadien:

  • 62% de la population canadienne croit qu’il devrait y avoir une plus grande réglementation du «discours haineux» en ligne.
  • 58% des Canadiennes disent avoir été victimes de violence en ligne.
  • 80% de la population canadienne est en faveur de l’obligation de supprimer le contenu «raciste» ou «haineux» dans les 24 heures.
  • 1 personne sur 5 au Canada affirme avoir fait face à une forme de haine en ligne.
  • Les personnes «racisées» au Canada seraient presque trois fois plus susceptibles d’avoir été victimes de comportements nuisibles en ligne.
  • De 2014 à 2019, le nombre de signalements d’exploitation sexuelle d’enfants sur Internet reçus par le Centre national contre l’exploitation des enfants de la GRC a connu une hausse de 1106%.

«Il faut se donner des garde-fous»

Après les discours «haineux» et de «désinformation» en ligne associés au convoi de camionneurs qui a occupé Ottawa au début de l’année, se positionner sur la liberté d’expression est un «exercice d’équilibriste» au Canada, selon David Morin, professeur à la Faculté des lettres et des sciences humaines à l’Université de Sherbrooke et membre du groupe d’experts.

Selon lui, «il y a un consensus que le statu quo n’est pas une option. Il faut se donner des garde-fous, car il y a des gens victimes de ces discours pour qui les effets sont extrêmement concrets.»

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Ces garde-fous passeraient notamment par des «définitions très serrées de ce qu’est un discours haineux, violent ou appelant à la violence», ajoute-t-il.

Ces définitions existent déjà dans le Code criminel, mais le professeur estime qu’il faut les resserrer.

Haine en ligne
On a dit que les discours «haineux» et de «désinformation» en ligne se sont faits nombreux durant le «Convoi de la liberté» des camionneurs à Ottawa. Photo: Inès Lombardo, Francopresse

Limites «raisonnables» de la liberté d’expression

«La liberté d’expression est un pilier de la démocratie», reconnaît cependant David Morin. «Il ne faut surtout pas que les effets d’une loi qui serait beaucoup trop restrictive deviennent contre-productifs par rapport à ce principe.»

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David Morin.

Il est aussi important que les décisions soient prises sur la base de données probantes, ajoute-t-il. «Si on dit que l’on va retirer ce type de discours, on doit faire la démonstration que c’est efficace. S’il y a un risque associé à la liberté d’expression, il faut que ce soit pris en compte dans les recommandations que l’on fera au gouvernement.»

«Pour l’heure, les limites de la liberté d’expression sont fixées par les tribunaux», rappelle Pierre Trudel. Ce principe prévaut au Canada, «mais il est prévu que ses limites sont raisonnables et peuvent se justifier dans une société démocratique».

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«À ce jour, par exemple, les tribunaux ont considéré que notre législation sur la propagande haineuse constitue une limite raisonnable et justifiable», fait remarquer Pierre Trudel.

Haine imaginaire vs réelle

C’était l’une des critiques principales formulées à l’endroit du projet de loi C-36 l’été dernier. Les Conservateurs estimaient que les protections à imposer à la liberté d’expression en ligne n’étaient pas suffisamment claires.

L’une des faiblesses de l’ancien projet de loi C-36 était «l’incertitude sur le fait qu’un juge indépendant était appelé à statuer», précise le professeur Trudel.

«Avant de décider si un contenu doit être exclu ou censuré, il est essentiel qu’un juge entende les différents points de vue pour faire la distinction entre le message que l’individu peut trouver haineux, car il heurte ses croyances, et le message qui est effectivement haineux au sens de la loi», ajoute le professeur de droit.

Mécanismes pour réagir rapidement

À l’heure actuelle, «il y a un besoin d’instaurer des mécanismes rapides et efficaces pour évacuer rapidement le discours haineux», poursuit Pierre Trudel.

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En ligne, l’information circule très vite. Il faut qu’un juge examine rapidement si le contenu doit être retiré. C’est l’un des grands défis des juristes, confirme le professeur.

Les solutions ne manquent pas. Les experts mandatés vont notamment surveiller ce que font d’autres pays en la matière pour voir si le Canada pourrait s’en inspirer, souligne-t-il. «Au Royaume-Uni par exemple, il y a un devoir de prendre des précautions dans les opérations quotidiennes de leurs plateformes.»

Diversité de points de vue

Pierre Trudel évoque aussi la possibilité d’encadrer plus étroitement des plateformes comme Twitter ou TikTok pour qu’elles affinent leur système de surveillance des discours haineux et pour exiger qu’elles rendent des comptes.

Le groupe débattra aussi des limites du retrait des contenus, vérifiera s’ils peuvent être transférés au corps de police et dans quels cas. Les experts examineront aussi une réforme de la Loi de 1985 sur le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) pour savoir si les agents peuvent avoir accès plus rapidement à du contenu haineux en ligne.

Pour David Morin, il sera aussi important de vérifier les effets des décisions du groupe. «Et ce qui est intéressant ici, ce sera la diversité des points de vue au sein de notre groupe», affirme-t-il.

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