Deux jumeaux se déchirent

La Grande Guerre et le Canada-français

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Publié 07/04/2009 par Paul-François Sylvestre

Jean Mohsen Fahmy est surtout connu pour des romans qui ont plongé les lecteurs dans des pages d’histoire lointaines, notamment dans le monde musulman du XIVe siècle. Il renoue avec le roman historique en publiant Frères ennemis, mais cette fois le sujet sur lequel il se penche est la Première Guerre mondiale, vue et analysée dans une perspective canadienne-française. Son approche est originale et, ma foi, très réussie.

Les frères ennemis du titre sont des jumeaux, Armand et Lionel Couture, qui vivent à Montréal, dans une famille où le père souscrit pleinement à l’idéologie de «la race» canadienne-française. Armand et Lionel partagent les mêmes intérêts et les mêmes amis. Leur cheminement est en symbiose… jusqu’au déclenchement de la Première Guerre mondiale. Ce conflit va ni plus ni moins provoquer une fissure dans la façade de cette harmonieuse gémellité.

Armand s’engage aux côtés de Henri Bourassa, fondateur du quotidien Le Devoir (1910), pour militer contre la participation des Canadiens français à l’effort de guerre, alors que Lionel s’enrôle volontairement comme simple soldat et part pour le front. Que ce soit à Montréal ou en Europe, l’action se déroule toujours à un quart de tour rigoureux et exact.

Le roman de Fahmy repose, en effet, sur une recherche minutieuse qui lui permet de bien camper les lieux d’action, notamment dans les tranchées de Courcelette, et de bien évoquer les idéaux d’un camp comme de l’autre (pour ou contre la conscription).

La grande originalité du 
roman de Jean Mohsen Fahmy réside dans la perspective canadienne-française «d’outre-frontières» qu’il nous est donné d’apprécier. La Première Guerre mondiale coïncide, au Canada, avec l’imposition du Règlement 17 en Ontario, qui limite drastiquement l’enseignement en français (1912-1927). Une large partie du Chapitre II décrit la crise suscitée par l’inique réglementation et rappelle le rôle joué par des chefs de file tels que Belcourt, Genest et Charlebois.

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Les droits scolaires des Franco-Ontariens s’inscrivent dès lors au cœur de la trame romanesque.

Pour Henri Bourassa et son jeune protégé, Armand, le «vrai combat» est celui qui se déroule ici même au Canada pour «développer le sentiment national canadien». Au lieu d’aller se battre en Europe, mieux vaut mener le combat des Canadiens français «pour les droits bafoués de leurs compatriotes de l’Ontario».

Dans ses éditoriaux, Bourassa clame haut et fort que «la première ligne de défense du Canada est dans les écoles d’Ottawa et non dans les tranchées de Belgique.»

Lionel, lui, croit qu’il faut appuyer l’Angleterre dans l’effort de guerre car «si nous conservons l’espoir de recouvrer nos droits scolaires en Ontario, c’est par le mécanisme des institutions britanniques.

Il n’est donc pas illogique d’aller les défendre contre les Allemands.»

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Le choix respectif des jumeaux commence dès lors «à déteindre sur l’essence même de leur relation, sur l’affection qui les unissait.»

Jean Fahmy est un écrivain qui a l’art de tisser tout un réseau de personnages aux coloris tantôt fleuri, tantôt ombragé. Comme on peut s’y attendre dans un roman historique, plusieurs personnalités de l’époque se mêlent aux personnages fictifs: Henri Bourassa, Omer Héroux, Olivar Asselin, Victor Barbeau, Lomer Gouin, Wilfrid Laurier. Le lecteur assiste souvent à un chassé-croisé entre personnages et personnalités.

Les «frères ennemis» ne sont pas des jumeaux identiques. Tous deux aiment cependant Justine, et inversement, d’où le choix de mettre une femme en page de couverture.

L’auteur réussit avec brio à démontrer comment les traits d’Armand se superposent peu à peu à ceux de Lionel dans l’esprit de Justine, surtout après quelques mois d’absence de son bien-aimé soldat. La jeune femme aime Armand pour les mêmes raisons qu’elle a d’abord aimé Lionel; dans les deux cas, elle a été attirée par la même flamme, le même enthousiasme, le même caractère entier.

Comme les jumeaux s’appellent Lionel et Armand, je me suis demandé si ces prénoms n’avaient pas été choisis en guise de clin d’œil à l’historien Lionel Groulx et au député Armand Lavergne… Chose certaine, le prénom égyptien de l’arrière-arrière-grand-mère des jumeaux – Amina – est un clin d’œil au titre du premier roman de Fahmy: Amina et le mamelouk blanc (1998).

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Mentionnons, en terminant, que Lionel partage à l’occasion ses réflexions, un peu sous forme de journal ou de ruminations du cerveau.

Ses états d’âme jaillissent ici et là, ce qui permet, en bout de compte, de voir qu’entre le Lionel de 1914 et le lieutenant de 1919, une série de rencontres, d’expériences et de souffrances se sont immiscées, au point que personne ne peut pleinement comprendre ce qui lui est arrivé. Sort de tout vétéran, semble laisser croire le romancier.

Jean Mohsen Fahmy, Frères ennemis, roman, Montréal, VLB éditeur, 2009, 368 pages, 27,95 $.

Auteur

  • Paul-François Sylvestre

    Chroniqueur livres, histoire, arts, culture, voyages, actualité. Auteur d'une trentaine de romans et d’essais souvent en lien avec l’histoire de l’Ontario français. Son site jaipourmonlire.ca offre régulièrement des comptes rendus de livres de langue française.

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