Des experts se sentent ignorés par le ministère de l’Immigration

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Alors que les défis de l’accueil des immigrants font la une des médias, plusieurs experts en immigration pensent: «je vous l’avais dit». Illustration: iStock.com/bakhtiar_zein
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Publié 25/03/2024 par Marianne Dépelteau

Des experts en immigration ne sont pas surpris des défis causés par les récentes décisions du ministère. Les voix dissidentes à l’intérieur et à l’extérieur d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) sentent que leurs opinions sont souvent ignorées et que le ministre ne reçoit pas toute l’information nécessaire.

Alors que les défis de l’accueil des immigrants font la une des médias, la phrase «je vous l’avais dit» traverse les esprits d’experts en immigration.

Ils avaient pourtant prévenu Ottawa: accueillir un grand nombre d’immigrants aurait, entre autres, un impact sur le logement et n’apporterait pas les bénéfices escomptés. Mais le fédéral est tout de même allé de l’avant avec des cibles élevées.

Une personne employée au sein d’IRCC n’était pas surprise de ce développement. Elle voit le travail de fonctionnaires ignoré depuis des années quand leurs conclusions ne vont pas dans le sens des plans du gouvernement.

Nous donnerons à cette personne le nom fictif de Marie. Francopresse a accepté de protéger son identité, parce qu’elle craint des répercussions au travail.

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Un travail qui dérange

Selon elle, la plupart des fonctionnaires n’oseraient jamais aller contre le courant. «Dès que tu dis un peu la vérité, fearless advice, dis ce que tu penses, c’est fini.»

Elle voit donc peu de gens qui osent présenter des points de vue divergents dans la fonction publique. «Il n’y a rien de pire dans une démocratie.»

Elle doute d’ailleurs que même les avertissements émanant de fonctionnaires se rendent toujours au bureau du ministre de l’Immigration.

«Je pense que plusieurs sous-ministres et sous-ministres adjoints croient que leur mission est de protéger [le ministre]. Ils empêchent que des choses soient écrites ou s’assurent que ça ne monte pas pour pouvoir dire “le ministre n’était pas au courant, donc il a continué sa mauvaise idée, mais il ne le savait pas”.»

La vérité étouffée

Selon Andrew Griffith, directeur général à IRCC de 2009 à 2011, un certain degré de tension est normal, même bénéfique.

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Andrew Griffith. Photo: courtoisie

«La bureaucratie est censée offrir des conseils sans peur en fonction de son analyse et de son expertise et le niveau politique doit apporter sa perspective», explique-t-il.

Mais la transmission des conseils à travers l’échelle bureaucratique est floue, prévient-il. La parole est habituellement plus franche chez les directeurs, mais «plus haut, les sous-ministres adjoints et les sous-ministres sont moins directs en fonction de leurs efforts à répondre aux besoins politiques».

«C’est probablement là que réside la majeure partie de la frustration liée à l’ignorance de l’expertise», précise M. Griffith.

C’est au sein même de la fonction publique que l’information semble bloquer, corrobore Marie. «Les politiciens préféreraient éviter de faire des erreurs, mais ils se sont entourés de hauts fonctionnaires opportunistes, ambitieux, peu compétents qui étouffent la vérité.»

«Les hauts fonctionnaires qui pensent seulement à leur carrière sont le pire problème, la pire plaie. Les ministres peuvent influencer leur carrière, alors ils s’autocensurent, censurent les autres et s’entourent de gens peu compétents ou qui leur ressemblent», poursuit-elle.

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Manque d’expertise chez les cadres supérieurs

Dans le rapport d’un examen effectué par l’ancien sous-ministre d’IRCC, Neil Yeates, ce dernier parle de tensions à IRCC qui seraient «exacerbées par la forte baisse d’expertise en matière d’immigration parmi les [sous-ministres adjoints] et les [directeurs généraux]».

Selon lui, cette baisse d’expertise est relativement nouvelle et crée un «manque de crédibilité vis-à-vis des employés de première ligne et des gestionnaires» qui connaissent bien la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

L’Initiative du siècle

L’immigration a toujours été très politisée, fait remarquer Andrew Griffith.

«Là où les choses se sont gâtées, c’est dans l’encouragement de l’immigration à grande échelle qu’a défendu l’Initiative du siècle, diverses organisations commerciales [et d’autres] sans qu’aucun d’entre eux, jusqu’à trop tard, ne commence à dire: “Attendez une minute, il va y avoir des implications à cela. Avons-nous les capacités d’absorption pour tous ces immigrants?”»

Il ne croit pas que l’argument selon lequel il faut hausser les seuils d’immigration afin de remédier au vieillissement de la population ait été assez remis en question. Surtout lorsque l’on considère le nombre de démographes qui ne partageaient pas cette analyse.

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«Qui voudrait d’une douche froide?»

Plusieurs économistes ont aussi critiqué cette approche, dont Mikal Skuterud, professeur d’économie à l’Université de Waterloo, en Ontario. Il a l’impression que parmi tous les experts en immigration, ce sont surtout les économistes qui sont ignorés.

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Mikal Skuterud. Photo: courtoisie

«Qui voudrait d’une douche froide? Pourquoi voudraient-ils nous parler si on ne leur donne pas les réponses qu’ils veulent?», demande-t-il.

Le gouvernement avance que l’augmentation de l’immigration permet la croissance économique, «mais pour l’économiste, ce n’est pas vraiment honnête».

«Pour l’économiste, la croissance économique vient de l’augmentation du PIB par habitant», explique-t-il. «Et rien ne prouve que l’augmentation de l’immigration fasse croitre le PIB par habitant.»

En fait, dans les dernières années, celui-ci a chuté. «Les économistes avaient donc raison, mais ils ont été complètement ignorés sur cette question», déplore Mikal Skuterud.

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«Je ne pense pas que l’identité de la personne qui transmet le message soit importante, tant que le message est conforme aux objectifs du gouvernement», ajoute-t-il.

Étant lui-même immigrant, le professeur aimerait pouvoir dire qu’une hausse de l’immigration améliorera le sort économique de tous. «C’est une très belle histoire à vendre, mais c’est juste faux, martèle-t-il. Ce n’est pas si simple.»

Les affaires, ce n’est pas l’économie

Christopher Ragan, professeur en économie à l’Université McGill, à Montréal, était membre du Conseil consultatif en matière de croissance économique mis sur pied par le gouvernement libéral en 2016 et présidé par Dominic Barton, ex-directeur de la firme McKinsey et cofondateur de l’Initiative du siècle.

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Christopher Ragan. Photo: courtoisie

«Je ne voyais aucune raison à l’époque, et je n’en vois aucune aujourd’hui, de penser que l’augmentation de l’immigration puisse être le pivot d’une stratégie de croissance. Du moins, pas le type de croissance qui devrait nous intéresser. J’ai mené ce combat au sein du Conseil et j’ai perdu», a déclaré l’économiste sur X en janvier 2024.

Sa position n’a pas été retenue dans les rapports du Conseil, probablement parce qu’«un consensus entre 12 personnes n’arrivera jamais», déclare-t-il en entrevue avec Francopresse.

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«Le gouvernement perçoit mal l’immigration et son rôle dans la croissance générale et je crois que le Conseil y est pour quelque chose», assure-t-il.

Christopher Ragan était l’un des seuls économistes au sein de ce conseil. «La plupart étaient des gens d’affaires, ce qui est problématique pour un conseil sur la croissance. […] Leur point de vue est important, mais ils n’ont généralement pas beaucoup de compétences en termes de politiques.»

«Je pense que le gouvernement a aussi écouté le lobby des affaires qui a demandé plus d’immigration, en particulier d’immigration temporaire, pour remplir des pénuries de main-d’œuvre, parce qu’ils préfèrent embaucher des immigrants que d’augmenter les salaires», se désole-t-il.

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