Coût de la vie: le glas du rêve canadien?

coût de la vie, accès à la propriété
Une maison en vente pour environ 4 millions $ à Vancouver.
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Publié 20/05/2021 par Philippe Porée-Kurrer

Un cap vient d’être franchi à Vancouver en matière de coût de la vie. Sur la 23e avenue, à l’Est de Main, une maison ordinaire pour gens ordinaires vient d’être vendue un petit peu au-dessus de 4 millions $.

En 1975, une maison tout à fait semblable dans le même quartier a été achetée par des amis pour 28,000 $.

Si l’exacte même progression devait se poursuivre au cours des 46 prochaines années que pour les 46 écoulées, en 2067 cette même maison se revendra… 571 millions $. Ridicule, absurde? C’est pourtant exactement ce qui s’est passé.

Est-ce l’Eldorado ou le glas du rêve canadien?

Avant d’essayer de répondre à la question, il importe de préciser de quel rêve on veut parler. Généralement, une telle question fait référence à l’économie.

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Ici, cela va plus loin, il s’agit d’une remise en question existentielle du projet canadien tel qu’il s’est conçu jusqu’à ces dernières années.

accès à la propriété
Une maison en vente pour environ 4 millions $ à Vancouver.

Le coût de la vie des années 1970

Pour aller dans l’ordre, revenons un peu en arrière, disons le milieu des années 70. Regardons les choses comme elles étaient alors sans essayer de passer par des graphes, des courbes et des formules, mais bien par le témoignage de ceux qui y étaient.

1974: le salaire hebdomadaire moyen d’un travailleur dit alors «manuel» (cuisinier, mécanicien, bûcheron, serveur, charpentier, maçon, dactylo, etc.) tournait autour de 300 $.

Cela pouvait être 250 $ pour certains et 350 $ pour d’autres, mais c’était à peu près l’échelle de revenu sur laquelle ils et elles pouvaient compter en travaillant 40 heures par semaine.

Le prix moyen d’une maison à la même époque tournait autour de 25 000 $ et celui d’une automobile autour de 5 000 $. Le panier d’épicerie hebdomadaire pour une famille de 4 tournait autour de 50 $ et le cheeseburger plus frites plus boisson gazeuse chez MacDonald revenait à 0.63 $.

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Un billet d’avion aller-retour Montréal-Paris ou Toronto-Londres en classe économique tournait autour de 300 $ si l’on s’y prenait à l’avance.

Coût de la vie vs salaires: de 300 $ à 815 $ par semaine

Si l’on reprend ces chiffres sur le coût de la vie, en admettant que vous mettiez l’intégral de votre salaire dans un item, cela signifie qu’il vous en coûtait 84 semaines de travail pour acheter un bungalow de banlieue standard, 17 semaines pour une automobile neuve (genre à l’époque Chevrolet Impala).

Ou bien pour une semaine vous pouviez nourrir 6 familles de 4 personnes ou encore vous goinfrer de 476 combos chez Macdonald… à moins que vous n’eussiez alors préféré faire un aller-retour à Amsterdam où à Londres.

Aujourd’hui, en 2021, le salaire moyen de l’employé canadien, toutes les professions confondues, est de 1,012 $ par semaine.

Si vous reprenez uniquement le type d’emplois mentionnés pour 1974, qui représente plus de 50% de la main-d’œuvre canadienne, vous arrivez à une moyenne brute de 815 $ par semaine (notons que beaucoup n’ont pas cela).

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Une maison en vente pour environ 4 millions $ à Vancouver.

De 84 à 880 semaines pour payer une maison

C’est plus du double qu’en 1974, sauf qu’aujourd’hui le prix moyen d’une maison au Canada est de 717,000 $. Cela signifie que les travailleurs qui en 1974 avaient besoin du salaire intégral de 84 semaines pour payer leur maison, ceux-là ont besoin aujourd’hui du salaire intégral de 880 semaines pour payer la même maison.

C’est-à-dire près de 17 années de travail sans arrêter et sans rien acheter d’autre. Bien entendu, en ajoutant les intérêts, nous parlons de 35 ans sans rien faire d’autre.

Pour l’automobile, en 2021, alors que le prix moyen du véhicule au Canada vient de dépasser 40,000 $, il faudra 49 semaines, soit 32 semaines de salaire intégral de plus qu’en 1974 pour acheter un véhicule qui ne va pas plus loin (sans parler du prix du carburant qui a quintuplé).

Pour le panier d’épicerie – souvent la principale mesure du coût de la vie –, à une moyenne de 267 $ par semaine pour la famille, il ne sera plus possible que de nourrir 3 familles avec l’intégralité du salaire.

Les goinfres de 2021 devront l’être beaucoup moins, puisque le même menu chez MacDonald leur reviendra à 7 $, soit 360 combos de moins qu’en 1974.

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Seul le prix du vol aller-retour Montréal-Paris en classe économique ou charter demandera à peu près le même temps de travail qu’en 1974 (cependant les sièges seront beaucoup plus étroits et le plateau-repas beaucoup moins invitant).

Il faut être en couple

On le constate, même si cela prend beaucoup plus de temps de travail pour les mêmes acquisitions, plus de 50% des travailleurs canadiens de la nouvelle génération peuvent toujours se nourrir, acquérir une automobile, se goinfrer et aller en Europe ou sur les plages du Sud en formule tout inclus.

Mais le rêve de la propriété est en train de leur échapper, et cela même s’ils ne vont pas en Europe, s’ils ne se goinfrent pas et s’ils se contentent d’une trottinette pour les déplacements.

Ce coût de la vie n’est tout simplement plus possible pour la plus grande partie de ceux qui arrivent sur le marché du travail.

Certains diront que ce qui n’est pas possible pour les célibataires l’est encore pour les couples. Il est vrai qu’en s’y mettant à deux, cela devient possible après avoir passé l’étape des frais de garderie, mais cela se produit de nos jours autour de 35/40 ans, disons 40 ans, le temps de mettre de côté les 12% nécessaires à la mise de fonds initiale.

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Cela signifie, sur une hypothèque de 25 ans, que les deux devront être assurés d’un travail jusqu’à 65 ans, sans que survienne jamais de mise à pied, de grève prolongée, de maladie, de séparation, etc. Et sans aucune possibilité de faire des projets d’évasion.

25 ans de travaux forcés à deux pour acquérir une maison qui la plupart du temps aujourd’hui devra subir des travaux importants dans les dix ans parce que bâtie en en mettant le profit avant la qualité et qui sera située dans un de ces lotissements-dortoirs sans caractère qui poussent partout comme des métastases de l’environnement, et où la «vie de quartier» se résume le plus souvent à la bulle virtuelle Netflix-RDS-Amazon-Facebook.

Le Canada commence à ressembler à l’Amérique latine

J’ai eu l’opportunité, en 1972, de séjourner au Brésil et au Venezuela. C’étaient alors des pays que l’on qualifiait «en voie de développement».

L’économie était en plein essor, à Caracas comme à Rio les centres-ville étaient prospères, propres et luxueux, des quartiers résidentiels attrayants poussaient tout autour et, autour de cela les bidonvilles et favélas, croissaient en égale importance.

Il s’agissait assurément d’un «développement» à deux vitesses fort différentes. Il y avait les riches et il y a avait les pauvres. Pas de milieu, ou presque pas.

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Sans accès à la propriété pour une grande partie des nouvelles générations, le coût de la vie et les inégalités au Canada commencent étrangement à ressembler à ce que j’ai connu en Amérique latine à l’époque.

Il y a toujours eu quelques sans-abris dans nos villes, mais jamais on n’avait vu après la Seconde Guerre mondiale s’élever des villages de tentes dans les parcs de nos cités. Ces campements sont à peu près l’équivalent des favélas à ceci près qu’ils sont pire encore lorsqu’il s’agit des conditions sanitaires.

Au moins, les bidonvilles de Rio ou de Caracas étaient bâtis en semi dur et il y existait une sorte d’organisation sociale et de territorialité. Rien de tout cela dans les campements de sans-abris où la misère y est encore plus abjecte.

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Une maison en vente pour environ 4 millions $ à Vancouver.

Le coût de la vie dans 15 ou 20 ans?

La question peut se poser: sommes-nous un pays en voie de sous-développement?

Je crains qu’il ne faille répondre par l’affirmative s’il faut voir par là une dégradation des conditions propres à la sécurité financière, physique et morale des personnes.

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Si les choses ne changent pas radicalement quant à l’accession à la propriété et que l’on se projette dans 15 ou 20 ans d’ici, il ne fait aucun doute que notre société ne se différenciera plus de celle des pays que je viens de décrire, avec tout ce que cela présuppose de violence, de misère et d’insécurité autour de l’enclavement des plus favorisés.

Nous avons été élevés dans une culture où c’était la norme pour le plus grand nombre de résider sous son propre toit. Comment réagiront nos enfants et nos petits-enfants lorsqu’ils comprendront que cela n’est plus possible pour la majorité d’entre eux?

Les fameuses valeurs canadiennes risquent d’être oubliées au profit de la loi du plus fort. Les filets sociaux risquent de se désagréger sans pouvoir être remplacés.

Inégalités croissantes

Pour rassurer les populations, les économistes (qui paient aujourd’hui leur café 5 fois ce que coûtait un repas en 1974) aiment à s’appuyer sur des graphiques et des formules, ils en tirent leurs analyses et basent leurs pronostiques sur des moyennes appliquées.

Il s’en trouve même pour prétendre une augmentation constante du pouvoir d’achat. Après tout, le revenu moyen annuel par habitant au Canada en 2021 est de 49 222 $. Près de 100 000 $ pour un couple, ça semble jouable, n’est-ce pas!

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En réalité, ça l’est beaucoup moins lorsqu’on apprend que ce n’est que la division du PIB brut du pays divisé par le nombre d’habitants.

En effet, moins de 1% de la population contrôle 26% de la richesse du pays et 9% après eux contrôlent un autre 32%. Cela signifie que 58% de la richesse canadienne se trouve entre les mains de 10% de la population.

L’on sait d’un autre côté que plus de 50% des ménages sont à court de 200 $ pour payer leurs factures mensuelles. Comment ces gens-là où leurs enfants pourront-ils acquérir une propriété?

Ce n’est tout simplement pas prévu. Les riches seront de plus en plus riches, ils investiront dans l’immobilier et la plus grande partie de la population leur versera des loyers de plus en plus élevés pour des unités de plus en plus étroites, augmentant ainsi la précarité de façon exponentielle.

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Une maison en vente pour environ 4 millions $ à Vancouver.

Il n’y a plus de Nouveau Monde

Est-ce vraiment le type d’avenir que souhaitent les Canadiens?

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Qu’arrivera-t-il si la réponse n’est pas positive (ce qui est prévisible)?

Ce ne sera peut-être pas l’apocalypse, ni même la révolution, mais le Canada sera alors devenu un de ces pays d’où l’on voudra partir pour aller chercher mieux ailleurs.

Sauf qu’à ce moment-là, il n’y aura plus de Nouveau Monde, et je doute fort que les exoplanètes dont on nous parle de plus en plus ne le deviennent avant très longtemps.

Pour un pays d’entrepreneurs, pas de robots

Les solutions ne peuvent être que politiques. Et il n’est pas question ici de faire confiance à un parti plutôt qu’à un autre, c’est tout le système des valeurs intrinsèques qui doit être réformé.

Il faut le reconnaître, depuis les débuts du Dominion et de l’implantation des comptoirs, le Canada a toujours été un territoire où les gouvernements de toutes tendances ont toujours été aux services des «comptoirs».

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D’une part en favorisant leur accès à un formidable trésor de matières premières, d’autre part en assurant ces mêmes compagnies l’accès à une main-d’œuvre docile en faisant miroiter à celle-ci les mirages de l’État providence et de la propriété acquise au terme d’une honnête vie de labeur.

Qu’il suffise de regarder les curriculums des différents ministères de l’Éducation partout au pays, il est clair qu’il s’agit beaucoup plus de former des pions pour les compagnies que des citoyens.

L’entrepreneuriat lui-même n’est presque jamais mis de l’avant. On forme avant tout une main-d’œuvre propre à assurer la machine à exploiter les richesses naturelles.

Cela a bien fonctionné durant des décennies, le travailleur y trouvait son compte, mais l’augmentation du coût de la vie et la voracité inhérente au système mettent à présent celui-ci en péril.

Former des citoyens plutôt que des pions

Il semble impératif que la vision à la base de toute pensée politique s’inverse de sorte que les citoyens soient perçus comme devant être les premiers bénéficiaires des immenses ressources du pays, et non plus comme les rouages de compagnies qui reçoivent ces richesses à profusion du simple fait de prétendre créer des emplois — le terme magique!

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Il n’est pas question ici de faire davantage de lois dites «sociales» (les gouvernements dits plus à gauche sont tout autant responsables de la situation actuelle).

Il n’est pas question non plus de rejeter le système capitaliste qui a quand même permis à l’humanité de s’émanciper plus que tous les autres systèmes à ce jour, malgré l’augmentation du coût de la vie.

Non, il est question de réformer l’éducation de façon fondamentale. Former le citoyen dans toute la grandeur du terme plutôt que former un rouage économique.

Revoir les priorités — l’économie pour le citoyen et non le citoyen pour l’économie — et éduquer les nouvelles générations afin que le Canada devienne une nation de citoyens avisés, entreprenants et libres, plutôt qu’un vaste incubateur de travailleurs interchangeables (l’immigration aussi ne vise que cela) dont on ne cherche même plus à assurer la sécurité physique et morale que peut procurer la possession d’un toit.

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