L’avortement au Canada, un droit inégal d’une région à l’autre

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En Alberta, on ne trouve que deux cliniques d'avortement. Photo: Graham Ruttan, Unsplash
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Publié 17/09/2021 par Marine Ernoult

Une loi interdisant la quasi-totalité des avortements est entrée en vigueur au Texas le 1er septembre. Si le portrait n’est pas aussi sombre du côté canadien de la frontière, l’accès à l’avortement demeure inégal d’une région à l’autre du pays.

À mesure qu’on s’éloigne des grands centres, les femmes doivent encore affronter de nombreux obstacles, une situation qui va même en se détériorant dans certaines provinces.

L’avortement légalisé au Canada en 1988

Grâce à une décision historique de la Cour suprême, l’avortement ne constitue plus un crime au Canada depuis 1988.

Louise Langevin

En théorie, «les femmes y accèdent à demande et à tout moment. Il n’existe aucune limite législative à l’échelle fédérale, leur choix est total», explique Louise Langevin, professeure à la Faculté de droit de l’Université Laval.

Pourtant, 33 ans plus tard, le combat continue pour certaines femmes. L’accès reste en effet très inégal au pays.

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La moitié des établissements au Québec

Sur la centaine d’hôpitaux et de cliniques qui pratiquent des avortements chirurgicaux au pays, 51 sont situés au Québec.

«Il y a de grosses inégalités entre les provinces. L’accès est beaucoup plus difficile dans des régions religieuses et conservatrices comme les Maritimes ou les Prairies», constate Louise Langevin.

En Alberta, on ne trouve que deux cliniques: l’une à Calgary, l’autre à Edmonton.

Avant 2017, l’Île-du-Prince-Édouard n’en comptait aucune… Jusqu’à ce que la province soit obligée d’en ouvrir une à la suite d’une longue bataille judiciaire.

Le Nouveau-Brunswick est pour sa part la seule province qui refuse de financer les interruptions de grossesse pratiquées en dehors des hôpitaux.

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L’Ontario et la Colombie-Britannique, avec respectivement 31 et 18 prestataires hospitaliers, sont mieux desservis.

Inégalités entre villes et campagnes

Au-delà des disparités entre provinces, il existe des inégalités encore plus fortes entre zones rurales et centres urbains.

Joyce Arthur

«La situation est plutôt bonne dans les grandes villes comme Montréal, Toronto ou Vancouver. Par contre, plus on s’éloigne en région rurale et dans le Nord, plus le manque d’informations et l’absence de service sont criants», affirme Joyce Arthur, directrice générale de la Coalition pour le droit à l’avortement au Canada (CDAC).

De nombreuses femmes sont ainsi obligées de voyager à leurs frais sur de longues distances. «Elles sont livrées à elles-mêmes, sans accompagnement ou presque, et doivent trouver les informations nécessaires toutes seules», poursuit la responsable.

Une observation partagée par Frédérique Chabot, directrice de la promotion de la santé à Action Canada pour la santé et les droits sexuels (Action Canada).

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«Toutes les femmes ne peuvent pas se permettre de poser une journée entière de congé, elles n’ont pas toutes une voiture ou une personne pour les emmener, ou encore l’argent pour payer les transports en commun, souligne-t-elle. Qu’est-ce qu’elles font si elles ont des enfants ou des personnes à charge, comment les font-elles garder?»

Des cliniques privées d’avortement menacées

L’existence de certaines cliniques privées est également mise en péril en raison du manque de soutien financier.

Frédérique Chabot

L’Ontario ne prend pas en charge les frais d’avortement dans toutes celles présentes sur son territoire.

Le Nouveau-Brunswick refuse de son côté d’inclure les avortements pratiqués dans le secteur privé dans la liste des soins couverts par l’assurance maladie, limitant son financement aux trois hôpitaux publics existants.

Louise Langevin, de l’Université Laval, assure que la province atlantique agit en violation de la Loi canadienne sur la santé. En vertu d’une clarification apportée à ce texte en 1995, les services d’interruptions volontaires de grossesse (IVG) doivent être gratuits dans tout le pays, quel que soit le type de structure.

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«Le Nouveau-Brunswick est désormais la seule province avec une réglementation aussi restrictive», s’insurge Joyce Arthur de la CDAC.

Ottawa peut-il contraindre les provinces à abandonner de telles limitations? «Le fédéral n’a pas beaucoup de pouvoir. Sa seule manière de faire pression est de retenir une partie du transfert de santé alloué aux gouvernements provinciaux», réagit Joyce Arthur.

En mars 2020, le gouvernement de Justin Trudeau a ainsi bloqué 140 000 $ sur les transferts versés au Nouveau-Brunswick.

Les avortements tardifs plus compliqués

Compte tenu du faible nombre d’établissements médicaux qui pratiquent des IVG, les listes d’attente s’allongent.

«Les femmes peuvent alors se retrouver hors des limites gestationnelles et ne plus être admissibles à un avortement dans leur province, c’est un effet domino», observe Frédérique Chabot d’Action Canada.

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Si la loi ne fixe aucun délai maximal pour interrompre une grossesse, dans les faits, c’est impossible au-delà de 12 semaines à l’Île-du-Prince-Édouard et au Yukon, et au-delà de 16 semaines en Nouvelle-Écosse, au Nouveau-Brunswick, à Terre-Neuve-et-Labrador et au Manitoba.

«C’est lié à la politique et à l’appréciation de chaque hôpital. Il faut aussi qu’ils aient des médecins compétents capables d’offrir le service, car les techniques diffèrent selon le stade d’avancement», explique Joyce Arthur.

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L’Ontario et la Colombie-Britannique ont respectivement 31 et 18 établissements hospitaliers où sont pratiqués des avortements. Photo: SimonP, Wikimedia Commons

Après 20 semaines, l’IVG reste possible dans certains hôpitaux et cliniques, mais les Canadiennes sont obligées de se rendre à Vancouver, Toronto ou Montréal. Après 24, elles doivent carrément aller aux États-Unis, sauf si le fœtus présente une anomalie ou une pathologie mortelle.

«Peu de professionnels de santé sont formés à ce genre d’intervention», détaille Joyce Arthur.

«Les avortements de 2e et 3e trimestres sont cependant très rares», ajoute Louise Langevin.

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Objecteurs de conscience et propagande

Une autre difficulté est liée à la clause de conscience, dont les médecins peuvent se prévaloir pour refuser de pratiquer une IVG.

«Il suffit qu’un membre d’une équipe médicale, anesthésiste ou infirmière, refuse de participer à la procédure pour des raisons religieuses ou morales, et l’avortement ne pourra pas avoir lieu», regrette Frédérique Chabot.

Au niveau national, l’Association médicale canadienne (AMC) n’exige pas de la part des praticiens antichoix qu’ils aiguillent les patientes vers une autre personne compétente. Seul l’Ontario le requiert, mais selon les organisations féministes, ce n’est pas effectivement mis en œuvre.

«Il n’y a ni contrôle ni suivi. Les femmes pourraient porter plainte, mais elles ne connaissent pas leurs droits et ont souvent peur. La stigmatisation est encore forte», rapporte Frédérique Chabot.

La propagande des mouvements «pro-vie», visant à culpabiliser les femmes pour les faire changer d’avis, est effectivement présente sur Internet et les réseaux sociaux.

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«Politiquement, ils n’ont aucune influence, ils n’ont jamais réussi à faire passer de loi», analyse Louise Langevin. «Ils bénéficient néanmoins d’un élan avec les récentes victoires des anti-choix aux États-Unis. Ils paraissent bien organisés et financés, et se font davantage entendre.»

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33 ans après la légalisation de l’avortement, les partisans de la recriminalisation sont encore nombreux. Photo: H. Hach, Pixabay

L’espoir de la pilule abortive

L’introduction de la pilule abortive sur le marché canadien en 2017 laissait croire à un meilleur accès à l’avortement dans les zones isolées. Quatre ans plus tard, les barrières semblent toutefois persister.

«Alors que l’impact est potentiellement révolutionnaire, il est encore difficile de trouver des docteurs ou des infirmières praticiennes qui acceptent de la prescrire», déplore Frédérique Chabot.

La pandémie a aussi compliqué la situation. Si tous les provinces et territoires ont continué à effectuer des IVG, considérées comme des actes médicaux essentiels, les délais ont été allongés. Les cliniques ont dû prendre des mesures restrictives, déprogrammer des opérations.

«Les femmes sont plus anxieuses que d’habitude et les voyages sont plus durs à organiser, avec des restrictions aux frontières provinciales», partage Frédérique Chabot.

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En pleine campagne électorale, les défenseures du droit à l’avortement interrogées appellent les candidats à lever une fois pour toutes les nombreuses contraintes qui persistent dans l’accès effectif à l’avortement.

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