Après la pandémie, repenser la ville

Le télétravail semble là pour rester

Alors que le télétravail semble là pour rester, quels seront les impacts sur la ville, la banlieue, la campagne?
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Publié 12/02/2021 par Bruno Cournoyer Paquin

Une des plus grandes tendances engendrées par la pandémie de CoViD-19 est la généralisation du télétravail pour les travailleurs de l’économie du savoir. Les centres-villes se sont vidés du jour au lendemain tandis que les entreprises tentaient de se conformer aux mesures sanitaires.

Alors que le télétravail semble là pour rester, quels seront les impacts sur les paysages urbains?

Toronto. Photo: Scott Webb, Pixabay

Il y avait déjà une tendance

Avant la pandémie, la majorité du personnel des bureaux du centre-ville de Montréal travaillait déjà à partir de la maison au moins un jour par semaine, selon une étude de l’urbaniste de l’Université McGill Richard Shearmur.

Priscilla Ananian

«Il y avait déjà une tendance, au niveau du centre-ville, de faire une partie des heures de travail en télétravail, indépendamment de la pandémie. Donc la pandémie est venue accélérer toute une série de tendances qui étaient déjà observables depuis un certain temps», souligne la professeure Priscilla Ananian, directrice de l’Observatoire des milieux de vie urbains (OMV) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Après la pandémie, environ 85% des employés de bureau préféreraient avoir recours au télétravail plus de deux jours par semaine et 73% des employeurs anticipent de continuer à offrir des options de télétravail à leurs employés, selon les données de la firme de services d’immobilier commercial CBRE.

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Un scénario hybride

Selon l’étude de Richard Shearmur, on pourrait s’attendre à ce que les employés passent 10% à 20% moins de temps au bureau, et donc à une baisse de la demande similaire pour les espaces de bureau au centre-ville.

Pierre-Marcel Desjardins

On ne fera donc pas face à un «chamboulement complet. On est plutôt dans un scénario hybride, où les gens souhaiteraient travailler deux à trois jours à la maison et deux à trois jours au bureau», explique Priscilla Ananian.

«Ça ne veut pas dire que dans l’économie post-covid, il n’y aura personne dans les centres-villes», nuance Pierre-Marcel Desjardins, directeur de l’École des hautes études publiques (HEP) de l’Université de Moncton.

Réduire les coûts

Mais plusieurs entreprises vont réaliser qu’ils peuvent réduire leurs coûts en permettant à une partie de leurs employés de travailler de la maison, du moins pour une partie de la semaine, enchaîne-t-il.

«Au lieu d’avoir une certaine superficie au centre-ville avec un coût très élevé, on peut peut-être fonctionner avec la moitié ou le tiers de cette superficie. C’est un impact, selon moi, à long terme. Les entreprises vont changer leur mode d’opération», pense le professeur Desjardins.

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Martin Simard

Selon le professeur Martin Simard, du Département de géographie de l’Université du Québec à Chicoutimi, «au lieu d’avoir des bureaux individuels dans les tours de bureaux, il y aura peut-être des espaces collectifs, et au total une demande d’espace de bureau qui pourrait diminuer de 15, 20, 30%».

Impact sur la construction

À court terme, selon le professeur Simard, cela aura un impact négatif sur le secteur de la construction et sur l’ensemble des commerces du centre-ville qui desservent la clientèle des bureaux.

«C’est tout le centre-ville d’agglomérations comme Montréal qui risquent d’être affectées assez sérieusement par le télétravail, dans le sens d’être moins attractif, d’avoir moins de vitalité, du moins pour un certain temps», poursuit Martin Simard.

«Et on peut présumer que ces effets vont être proportionnels à la durée de la pandémie: plus la pandémie s’étend sur une longue période, plus les gens vont changer leurs comportements [à long terme]», voire se relocaliser hors des villes, croit le professeur.

Réinventer les centres-villes

Pour Pierre-Marcel Desjardins, une diminution des espaces de bureau «permettrait de réinventer les centres-villes. Est-ce qu’on parle de révolution? Il faut faire attention avec les termes, mais il y a toutes sortes d’opportunités qui existent pour créer une nouvelle réalité dans ces centres-villes et les rendre plus démocratiques, plus accessibles aux gens qui ont des revenus moindres.»

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Anne-Marie Broudehoux

Si une partie de ces tours de bureaux ne trouvent pas preneur, croit Anne-Marie Broudehoux, professeure à l’École de design de l’UQAM, on devra en repenser les usages, notamment en incluant plus d’espaces résidentiels, ce qui permettrait du même coup de répondre à la crise du logement que connaissent plusieurs grands centres urbains.

Tours à usages multiples

Anne-Marie Broudehoux envisage une plus grande «mixité» des usages au sein de ces tours. «Si tu vas à Vancouver, dans la même tour tu peux avoir du résidentiel au niveau de la rue — des petites maisons sur deux étages — après ça tu peux avoir du stationnement, après du bureau et après des condos de luxe tout en haut.»

Martin Simard souligne toutefois qu’il faudra lutter pour voir «une réinvention du centre-ville, qui aura une multiplicité de fonctions; que ce soit davantage d’habitations, d’espaces verts, des espaces un peu festifs» de sorte à maintenir l’attrait de ces espaces centraux.

Des résidents dans les centres

Anne-Marie Broudehoux et Priscilla Ananian observent toutes deux qu’ajouter des fonctions résidentielles aux centres-villes permettrait d’éviter le phénomène de la «mort nocturne»: si le centre-ville est très fréquenté pendant les heures de travail, il devient désertique à la nuit tombée puisque presque personne n’y réside.

Jacinthe Lachapelle

Priscilla Ananian prévoit aussi qu’il y aura une augmentation des espaces de travail partagés dans les centres-villes. «Les propriétaires de tours à bureaux vont aussi devoir se réinventer, et une façon de le faire sera un modèle de coworking [espace de travail partagé], qui est un peu plus flexible au niveau des baux, des loyers et tout. […] Ça peut être d’accueillir des travailleurs autonomes, des petites startups qui ne pouvaient pas se payer des endroits dans le centre-ville.»

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La situation précaire du secteur de l’hospitalité pourrait accélérer cette tendance, croit Jacinthe Lachapelle, analyste des stratégies clients et des ventes chez CBRE. «Ils sont en train de revoir leur modèle d’affaires. Est-ce que les hôtels pourraient être revus comme espaces de coworking? C’est déjà une tendance pour les espaces de bureau, pour les espaces flexibles [agile spaces].»

Les nouvelles pistes cyclables au centre-ville sont là pour rester.

Vélos et piétons

La crise sanitaire a aussi entraîné un réinvestissement des espaces publics par les citadins, notamment à travers l’augmentation de la piétonnisation de certaines artères et la création de couloirs cyclables. «Les gens ne redonneront pas le bout de territoire qu’ils ont acquis pendant la pandémie», soutient la professeure de design Anne-Marie Broudehoux.

«La grosse question, c’est où va aller la voiture? Si on piétonnise ou on crée des pistes cyclables, on perd du stationnement sur rue. Un des plus grands non-sens dans notre ville actuelle, c’est de dédier autant d’espace à la voiture stationnaire. […] Le stationnement en surface dans les villes, c’est criminel», ajoute la professeure de l’UQAM.

Les tours vacantes des centres-villes constituent une opportunité à cet égard, croit-elle. «Les appartements, les bureaux qui ont le plus de valeur, c’est ceux avec les vues, ceux qui sont tout en haut… Eh bien prenez les trois premiers étages pour faire du commerce, et les autres étages, quatre à huit, on met y des voitures!»

Vancouver. Photo: Joachim Thiemann, Pixabay

Des changements rapides?

S’il risque d’y avoir une période d’ajustement, où les centres-villes éprouveront des difficultés, la crise présente aussi des opportunités puisqu’il faudra créer des projets dans le cadre de la relance économique, croit Anne-Marie Broudehoux.

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Diane-Gabrielle Tremblay

«Ça devient un laboratoire accéléré, ce sont des changements qui auraient pu prendre 20 ou 30 ans qui vont se dérouler en une décennie», conclut-elle.

Pour Diane-Gabrielle Tremblay, professeure à l’École des sciences de l’administration de l’Université TÉLUQ, ces changements ont déjà commencé: les entreprises ont commencé à se dégager de leurs baux, et celles qui sont contraintes par des contrats à long terme ont commencé à négocier.

Les employés ont apprécié le télétravail

«Il semble qu’à plusieurs endroits, autant à Montréal que pour La Défense à Paris, il y a clairement une réflexion là-dessus de la part des entreprises, à la fois parce qu’elles peuvent dégager de l’espace, mais aussi parce que leurs employés ont beaucoup apprécié le télétravail et que ça va être difficile pour eux de les ramener [au bureau]», ajoute-t-elle.

Jacinthe Lachapelle, de la société de gestion d’immobilier commercial CBRE, souligne cependant que les renouvellements de baux à plus court terme observés au début de la pandémie cèdent peu à peu le pas à des renouvellements de plus longue durée, alors que les employeurs réalisent que leur occupation de l’espace fait partie d’une réflexion à plus long terme.

Cette spécialiste de l’immobilier commercial observe aussi que les accords avec les locataires se déploient dans le long terme. «L’entreprise dont le bail arrive à échéance dans un an n’a pas la même réalité que celle dont le bail arrive à échéance en 2030. C’est une éternité 2030, quand on y pense en ce moment.»

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Montréal. Photo: Pixabay

Rendements réalistes

Mais il n’y a pas que les calculs des locataires à prendre en compte, considère Priscilla Ananian, de l’UQAM. «Il faudra voir comment les propriétaires des tours, les Cadillac-Fairview et autres, vont pouvoir réagir, quelle sera leur stratégie.»

Et l’étude de l’urbaniste Richard Shearmur le dit bien: toutes ces opportunités de transformation du centre-ville ne verront pas le jour si les propriétaires n’ont pas des attentes réalistes envers les rendements qu’ils peuvent espérer obtenir.

Pour Pierre-Marcel Desjardins, s’il est difficile d’évaluer l’ampleur et la rapidité des changements que subiront les centres urbains, «il y aura un avant et un après» la pandémie.

La Tour CN vue de Concord CityPlace au centre-ville de Toronto.

Vers une revalorisation des périphéries?

«L’envers de la médaille» du télétravail, croit Pierre-Marcel Desjardins, c’est qu’il y ait un déplacement des travailleurs des grands centres urbains vers les régions périphériques, que ce soit les banlieues éloignées ou des régions plus rurales.

Une tendance qui s’est déjà amorcée, selon le professeur, qui observe que plusieurs personnes de l’extérieur ont acquis des propriétés dans la région du grand Moncton au cours de la dernière année.

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«C’est la démonstration que ces gens, dans le monde postpandémique, vont vouloir vivre dans des régions plus rurales, des régions où il y a moins de densité urbaine […] parce qu’ils n’auront pas l’obligation d’aller au bureau tous les jours de la semaine», soutient Pierre-Marcel Desjardins.

La ceinture verte de Toronto.

Pas très écolo

Pour le géographe Martin Simard, «on peut penser qu’à cause du télétravail, à cause du confinement, les gens vont vouloir avoir de plus grandes résidences avec des terrains plus importants. Donc on risque d’avoir des gens qui vont aller habiter assez loin des villes, jusqu’à une centaine de kilomètres.»

Un mouvement de population qui risque de favoriser l’étalement urbain, croit le géographe. «Globalement, ça va vouloir dire une diffusion de la ville sur de plus grandes superficies, plus de déplacements en automobile, certains effets environnementaux, voire économiques aussi, au niveau du coût des infrastructures.»

Cela pourrait pourtant être avantageux pour certaines régions, pense Pierre-Marcel Desjardins. «Beaucoup de régions qui ont connu une stagnation, voire un déclin démographique au cours des dernières décennies, vont peut-être voir un certain rebond, une certaine croissance», parce que les préférences des gens en termes de milieu de vie vont avoir changé avec la pandémie.

Auteur

  • Bruno Cournoyer Paquin

    Journaliste à Francopresse, le média d’information numérique au service des identités multiples de la francophonie canadienne, qui gère son propre réseau de journalistes et travaille de concert avec le réseau de l'Association de la presse francophone.

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