À travers le miroir

"La Société de Métis" au TfT

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Publié 21/02/2006 par Alain Vercollier

Le Théâtre français de Toronto (TfT) présente La Société de Métis de Normand Chaurette: une pièce chargée de symboles, servie par la mise en scène subtile et efficace de Joël Beddows.

On peut féliciter le TfT de la -variété de sa programmation. Après les divertissants vaudevilles du temps des fêtes, voici une pièce d’un grand auteur québécois contemporain qui fait appel à notre sensibilité et suscite notre réflexion. La Société de Métis commence sur un mode humoristique et fantaisiste mais se charge très vite des principales caractéristiques d’une pièce symboliste, notamment par son interrogation sur les rapports mystérieux de l’être et du paraître.

L’action de la pièce est originale. Des portraits relégués dans un coin obscur du musée de Rimouski se mettent à se parler entre eux et à revivre les circonstances de leur création, à Métis-sur-Mer, petite localité des bords du Saint-Laurent où une richissime extravagante règne sur tous les membres de la société. Sur tous sauf un, puisque le peintre, après avoir capté par son art l’image de ses modèles, refuse obstinément de livrer ses tableaux.

La pièce se caractérise par une profusion de thèmes qui s’entrecroisent et s’enrichissent mutuellement: le droit de ne pas être dépossédé de soi-même en laissant à quelqu’un d’autre son image; la volonté de puissance d’une femme qui croit pouvoir tout acheter mais qui, malgré son ego démesuré, est prête à tous les abandons pour obtenir ce qu’on lui refuse; la puissance de l’art, enfin qui, fixant définitivement un être vivant dans une pose, peut le limiter ou le faire passer définitivement au-delà de la mort.

Le dispositif scénique, dû au scénographe Jean Hazel, traduit bien le passage des deux plans qui structurent la pièce: celui du retour en arrière des personnages qui se réaniment et celui du regard actuel des personnages figés pour l’éternité. Par un effet de miroirs et de reflets, les gisants qui se mettent à parler d’outre-tombe offrent aux spectateurs leur image verticale et inversée. Ainsi, le mur transparent qui traverse la scène traduit le regard froid de ceux qui ont déjà tout perdu et une distance qui n’est pas seulement celle du souvenir mais celle qui sépare les défunts du monde des vivants.

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Le metteur en scène soutient tout au long du spectacle cette juxtaposition de deux univers désormais étrangers. Il fait appel en particulier au retour périodique des personnages qui, sur un air de valse lente, dansent une valse rituelle, quasi somnambulique, en glissant, dans une lumière surréelle comme dans un rêve éveillé.

Dans ce quatuor qui rappellerait Schubert, les quatre acteurs ont le mérite d’entrer dans leur rôle avec une justesse remarquable.

Hugo Lamarre (Octave), par ses gestes et ses déplacements, joue un aveugle d’une façon très crédible (une gageure pour un acteur). Guy Mignault (Casimir), hiératique comme un passeur qui traverserait le Styx, laisse entrevoir, derrière le masque de l’impassibilité, une inquiétude qui touche par sa -sincérité.

Normand Chaurette, l’auteur des Reines, met en valeur les deux personnages féminins. Erika Gagnon, dans le rôle d’une exubérante, extravagante et obsessive Zoé, tient une place prépondérante. Par sa gestuelle, sa mobilité, ses intonations, ses regards, elle joue avec aisance sur une gamme de sentiments vrais où s’exprime fondamentalement la tension entre un désir insatisfait et une impuissance inavouable.

Lina Blais (Pamela) est une suivante au jeu remarquable. Dans son rôle de confidente et d’âme sœur, l’actrice crée des cassures de tonalités à la fois comiques et profondes (elle se demande si demain, c’est bien le «demain de cette semaine») et son goût immodéré du champagne n’est peut-être qu’une tentative tragique d’évasion.

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Après être revenu sur terre le temps de jouer son propre spectacle, chacun reprend son immobilité. Le cercle se referme. La cérémonie du souvenir est finie. La servante au grand cœur a juste le temps de mettre en garde les vivants en leur hurlant de se méfier de tout: de la nuit, des marais, du néant. La porte transparente de la mort se referme sur elle, comme sur les autres personnages.

Les portraits seront oubliés dans une salle obscure du musée; les touristes n’auront aucun regard pour eux puisqu’ils ne viennent que pour le chef-d’œuvre qui trône dans la salle d’à côté. Mais les personnages pourront mourir, pour de vrai, cette fois, et dire dans leur dernier souffle: «Le noir, enfin!»

Certains spectateurs pourraient être déconcertés par la multiplication des symboles, l’irrationnel des paradoxes et par l’absence d’une action linéaire; ils pourraient voir dans les dédoublements un jeu intellectuel trop subtil.

D’autres verront dans ce spectacle poétique une matière à réflexion sur l’énigme de l’existence et la grandeur du combat des hommes contre l’oubli. Il est difficile de ne pas apprécier la valeur esthétique de ce spectacle qui, tendu entre les deux pôles de la vie et de la mort, réussit à mettre en parfaite harmonie le jeu des acteurs, les costumes, la musique et la lumière. Un spectacle de qualité.

La Société de Métis de Normand Chaurette est présentée jusqu’au 26 février. Pour rejoindre la billetterie du TfT: 416-534-6604.

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