L’affaire Léo Piquette: la fois où un député albertain a osé parler français

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Montage effectué par Jacques Thivierge dans le cadre de la production de son film, «En anglais s’il vous plaît». Photo: Courtoisie Jacques Thivierge
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Publié 06/04/2025 par Marc Poirier

«En anglais s’il vous plaît.» Ces mots lancés dans l’Assemblée législative de l’Alberta il y a 38 ans ont soulevé l’indignation à l’échelle du pays. Même le premier ministre de l’époque, Brian Mulroney, s’en était mêlé. Ces paroles étaient adressées au député Léo Piquette, qui avait eu le culot de parler en français.

C’était le 7 avril 1987. L’Accord du lac Meech, qui a pour but de formellement réintégrer le Québec dans le giron constitutionnel canadien, est à la veille d’être signé. Une nouvelle ère de collaboration entre les «deux peuples fondateurs», comme on appelait alors francophones et anglophones (en oubliant les Autochtones), s’annonce possible.

Ce jour-là, à l’Assemblée législative de l’Alberta, le député néo-démocrate de la circonscription francophone d’Athabasca–Lac La Biche, Léo Piquette, se lève pour poser une question à la ministre de l’Éducation, Nancy Betkowski, au sujet de la place du français dans la refonte de la School Act, ainsi que de l’application de l’article 23 de la Charte des droits et libertés portant sur le droit des minorités linguistiques à l’éducation dans leur langue.

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Le député Léo Piquette s’apprêtant à poser une question en français à l’assemblée législative de l’Alberta le 7 avril 1987. Photo: capture d’écran du film de Jacques Thivierge En anglais s’il vous plaît

«Les Franco-Albertains attendent impatiemment depuis 1982…» Ne lui laissant pas le temps de poursuivre, le président de la Chambre, David Carter, l’interrompt: «Order Honourable member. Order please

Le président, indiquant qu’il se lève «avec hésitation», rappelle au député Piquette qu’il a eu avec lui une discussion l’année précédente quant à l’usage du français à l’Assemblée et que la permission de le faire lui avait été accordée, mais pas lors des périodes de questions. Et il conclut, en français: «En anglais s’il vous plaît.»

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Le français chevillé au corps

Né à Plamondon, village fondé par des Canadiens français, notamment par son ancêtre Joe Plamondon, Léo Piquette a été élu en 1986, mais il avait derrière lui une longue carrière d’enseignant et de directeur d’école. Il avait la langue française tatouée sur le cœur.

Léo Piquette récidive, en indiquant au président de la Chambre qu’en prenant la parole dans sa langue maternelle l’année précédente, il avait affirmé son droit de parler français en Chambre. «Je ne crois pas que ce droit a été aboli par votre déclaration, dit-il en anglais, avant de poursuivre en français. Les Franco-Albertains attendent impatiemment depuis…»

Le président lui coupe à nouveau la parole: «Order please.» David Carter avertit le député que s’il ne pose pas ses questions en anglais, il devra renoncer à son droit de parole. Et le président insiste à nouveau, en français: «En anglais s’il vous plaît.»

Il rabrouait, mais au moins, il était poli. Ironiquement, le président a sommé Léo Piquette de parler en anglais, en disant quelques mots en français…

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Léo Piquette persiste et parle

Le francophone albertain a payé le prix de son audace. Dans un court film de Jacques Thivierge sur cette affaire, l’ancien député raconte comment son geste a été reçu.

«Je savais que c’était peut-être la fin de ma carrière politique parce qu’il y a eu une réaction très négative des politiciens et même de nos francophones. […] Quand j’ai sorti le soir, j’étais poursuivi par tout le monde. J’avais eu peut-être 40 appels sur mon téléphone de gens qui voulaient me tuer si j’allais sur leur terre, sur leur ferme. […] Il y en avait qui voulait que je recule, mais j’ai dit non.»

Une semaine après l’incident, une pancarte est placée devant l’édifice législatif d’Edmonton, enjoignant le député à «retourner» au Québec s’il veut parler français.

Le président transmet l’affaire à un comité de la Chambre, qui statue que l’utilisation du français à l’Assemblée est un privilège qui doit être autorisé au préalable par le président et à condition qu’une traduction soit fournie.

Le comité conclut que le député Piquette doit présenter des excuses pour avoir manqué de respect envers le président de l’Assemblée. Le politicien francophone refuse de le faire.

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En page 25 du numéro 20 (automne 1987) de la revue Langue et société du commissariat aux langues officielles du Canada.

Du rejet et des appuis

D’un bout à l’autre du pays, Léo Piquette reçoit des appuis, notamment de la part de certains commentateurs dans des journaux anglophones. Le Globe and Mail dénonce même l’affaire en éditorial.

Comme on l’a dit, cette histoire survient alors que le pays tente de se réconcilier avec le Québec, exclu de l’entente constitutionnelle de 1982.

Le gouvernement fédéral s’active au même moment pour mener la première grande refonte de la Loi sur les langues officielles de 1969.

À la Chambre des communes, le député libéral fédéral franco-ontarien Jean-Robert Gauthier, grand défenseur des droits des minorités francophones, interpelle le premier ministre Brian Mulroney sur cette affaire. Qualifiant l’incident «d’insulte envers tous les francophones du pays», le député Gauthier lui demande d’intervenir auprès de son homologue albertain.

Dans sa réponse, Brian Mulroney souligne que l’Accord du lac Meech part du principe selon lequel «les gens et les leaders de ce pays feront preuve de générosité et d’ouverture d’esprit en ce qui a trait à la mise en œuvre toute mesure linguistique».

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Il demande aux députés de l’Assemblée législative albertaine de trouver une «solution honorable» à cette affaire, tout en précisant que les «minorités doivent être protégées et respectées».

Ce plaidoyer aura finalement peu d’écho en Alberta, alors dirigé par le conservateur Don Getty, farouchement opposé au bilinguisme législatif.

Assemblée législative de l'Alberta
C’est dans cette enceinte de l’Assemblée législative de l’Alberta que Léo Piquette a «osé» poser une question en français le 7 avril 1987. Photo: Wikimedia Commons, attribution 2,0 générique

Une reconnaissance momentanée

Quelques mois plus tard, les francophones de l’Alberta et de la Saskatchewan obtiendront néanmoins une reconnaissance momentanée de leurs droits avec le jugement rendu par la Cour suprême dans l’affaire Mercure.

Le père André Mercure, curé en Saskatchewan, avait contesté devant les tribunaux une contravention reçue pour excès de vitesse qui avait été rédigée en anglais seulement. Son affaire s’est rendue en Cour suprême du Canada, qui a statué en février 1988 que les lois de l’Alberta et de la Saskatchewan étaient invalides parce qu’elles avaient été adoptées uniquement en anglais.

La Cour offrait cependant une solution aux deux provinces : adopter une loi (bilingue) validant toutes les anciennes lois rétroactivement. Ce que se sont empressées de faire les deux provinces. Ironiquement, en officialisant son unilinguisme législatif, l’Alberta a du même souffle permis l’usage du français dans son Assemblée.

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Léo Piquette aujourd’hui à 78 ans. Photo: capture d’écran du film de Jacques Thivierge En anglais s’il vous plaît

Dans un communiqué soulignant la Journée internationale de la Francophonie, en 2023, l’Assemblée législative de l’Alberta rappelait que le français avait été la première langue européenne parlée dans la province.

Pour le président de la Chambre albertaine, Nathan Cooper, «la langue française a fait partie intégrante du développement de notre province et demeure aujourd’hui l’une des langues les plus importantes et courantes en Alberta».

Des remarques que Léo Piquette n’aurait peut-être jamais cru pouvoir entendre à l’époque où il s’est fait mettre au pas, le 7 avril 1987.

Après son passage en politique, le Franco-Albertain est resté très actif au sein des organismes scolaires et économiques.

En 2015, son fils Colin s’est fait élire pour le même parti et dans la même région que lui, l’emportant sur un ministre conservateur, lors de l’élection historique qui a porté le Nouveau Parti démocratique au pouvoir après 44 années de règne conservateur en Alberta. Colin Piquette ne s’est pas représenté au scrutin de 2019.

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