La Cour suprême traduira quelques anciennes décisions et retire le reste de son site

Cour suprême, démocratie
L'édifice de la Cour suprême du Canada à Ottawa. Photo: Ericka Muzzo, Francopresse
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Publié 15/11/2024 par Marianne Dépelteau

Réprimandée par le Commissaire aux langues officielles et poursuivie devant la Cour fédérale, la Cour suprême a préféré retirer les décisions écrites dans une seule langue officielle de son site Web. Droits collectifs Québec (DCQ), qui est à l’origine de la poursuite, assure que sa lutte n’est pas terminée.

«La Cour suprême donne raison» à DCQ, «mais de la pire manière possible», estime l’organisme dans un communiqué de presse ,envoyé le 11 novembre.

Le 8 novembre, la Cour suprême a annoncé qu’elle retirait ses décisions non traduites de son site Web. Elle a assuré par voie de communiqué qu’à l’occasion du 150e anniversaire de la Cour, en 2025, le Bureau du registraire de la Cour suprême (BRCSC) entreprendra la traduction de celles «qui sont les plus importantes d’un point de vue historique ou jurisprudentiel».

Aucune échéance n’a été fixée.

Richard Wagner (Crédit : Collection de la CSC)
Le juge en chef du Canada, Richard Wagner. Photo: Cour suprême du Canada

Dix jours auparavant, DCQ a entamé une poursuite contre le BRCSC pour la non-traduction des décisions qui datent d’avant 1970. Il y en aurait environ 6000.

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En septembre, un deuxième rapport d’enquête, rédigé par le commissaire aux langues officielles, Raymond Théberge, déterminait que le tribunal avait enfreint la Loi sur les langues officielles (LLO). Il avait recommandé la traduction de toutes les anciennes décisions.

Une question de communication

L’affichage en ligne des décisions constitue une communication au public faite par une institution fédérale, estime le commissaire aux langues officielles. Selon la LLO, une telle communication doit se faire dans les deux langues officielles.

Ainsi, en retirant les décisions non traduites de son site, il n’y a plus de communication au public et la Cour suprême n’a plus l’obligation de les traduire.

La poursuite suit son cours

En entrevue avec Francopresse, le directeur général de DCQ, Étienne-Alexis Boucher, se dit «sidéré» par la décision de la Cour, qui «préfère restreindre l’accès à l’information, à la justice, pour l’ensemble des Canadiens et des Canadiennes, plutôt que de respecter les droits linguistiques des francophones».

Cour suprême
Étienne-Alexis Boucher. Photo: MNQ

«Le geste posé par la Cour suprême est, au final, une façon de contourner la Loi et plutôt son esprit, parce que si elle respecte la lettre, [elle ne respecte] certainement pas son esprit», dénonce-t-il.

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La poursuite du BRCSC par DCQ en Cour fédérale suit pour l’instant son cours, confirme M. Boucher. «Ce geste-là ne répond que très partiellement aux questions litigieuses que nous avons soulevées.»

«Ça ne répond aucunement aux recommandations du [Commissaire].»

Les décisions en question étant retirées du site de la Cour suprême, il est possible que la Cour fédérale juge la plainte de DCQ irrecevable. M. Boucher le reconnaît, mais estime que la poursuite demeure «légitime puisque de nombreuses questions ne sont pas répondues à ce jour».

«C’est une étape un peu étrange pour essayer de répondre à la demande qui est faite devant la Cour fédérale», dit le président de la Fédération des associations de juristes d’expression française (FAJEF), Justin Kingston.

«Il faut traduire toutes les décisions», dit-il. La FAJEF examine actuellement les options lui permettant de soutenir DCQ dans sa procédure, comme témoigner ou agir à titre d’intervenant.

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«Toutes les décisions sont importantes»

«La Cour met fin dans l’immédiat, dans le court terme, à son manquement à l’égard de la Loi sur les langues officielles», estime le professeur de droit de l’Université d’Ottawa, François Larocque.

François Larocque
François Larocque. Photo: courtoisie

Là où il trouve que le BRCSC «s’éloigne des recommandations du CLO», c’est dans le choix de traduire certaines décisions seulement.

«Toutes les décisions de la Cour suprême sont importantes, insiste le juriste. Elles font toutes jurisprudence, dans un système comme le nôtre […] qui est axé sur les précédents.»

Les anciennes décisions qui seront traduites «n’auront toutefois pas un caractère officiel, étant donné qu’elles ne peuvent pas être approuvées par les juges qui les ont rendues, ceux-ci étant tous décédés», avertit la Cour suprême dans son communiqué du 8 novembre.

«C’est un beau grand respect pour les francophones que de nous annoncer déjà que les traductions n’auront pas de valeur officielle», lance avec sarcasme le juriste et président de DCQ, Daniel Turp.

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Cour suprême
Daniel Turp. Photo: Wikimedia Commons

Selon lui, l’«attitude» de la Cour suprême trahit un manque de valorisation du français.

En pratique, le fait qu’une décision ne soit pas officielle permet d’invalider son interprétation. Par exemple, un défendant qui a traduit lui-même une décision de l’anglais et qui interprète la version librement traduite en français pourrait voir cette interprétation invalidée.

«La version anglaise est plus importante, c’est elle qui va compter et qui va l’emporter à la fin», illustre M. Turp.

Les décisions retirées sont disponibles sur le site CanLII, mais, comme le fait remarquer M. Turp, il s’agit d’une entité privée.

Quasi-silence du gouvernement

Le 4 juin dernier, le Bloc québécois a envoyé une lettre au ministre fédéral de la Justice, Arif Virani, dans laquelle il demande au gouvernement de fournir les ressources nécessaires et de prendre en charge les couts liés à la traduction des anciennes décisions.

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Arif Virani
Le ministre Arif Virani. Photo: courtoisie

Aucune réponse n’a encore été fournie.

«Je pense que le gouvernement devrait agir, devrait prendre des mesures positives comme la Partie VII de la Loi l’exige, pour faciliter l’accès à la justice en français», dit François Larocque.

DCQ et la FAJEF demandent aussi au gouvernement d’augmenter le budget alloué à la Cour suprême pour la traduction.

Le 5 novembre, le ministre de l’Emploi, du Développement de la main-d’œuvre et des Langues officielles, Randy Boissonneault, a indiqué à La Presse canadienne qu’il ne peut pas commenter un dossier qui fait l’objet d’un procès devant les tribunaux.

Son secrétaire parlementaire, Marc Serré, a affirmé que le gouvernement devrait recommander à la Cour suprême de faire la traduction, quitte à ce que ça prenne quelques années.

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Ces commentaires ont été émis avant que les décisions ne soient retirées.

Entente Art et culture francophone
Le ministre Randy Boissonnault. Photo: Clémence Labasse, Francopresse

«Le contenu présenté dans le site Web de la Cour suprême est maintenant bilingue, conformément aux exigences de la Loi sur les langues officielles», a constaté le Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada, dans une réponse écrite. Ce ministère est responsable de la mise en œuvre de la LLO.

«Comme l’enjeu de fond fait l’objet d’un recours en justice, le SCT ne peut pas commenter davantage sur le sujet.»

Le BRCSC a indiqué par courriel qu’il ne commentera pas davantage.

De son côté, le CLO a assuré par courriel qu’il suit de près l’évolution du dossier.

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