L’essor de la littérature autochtone en francophonie minoritaire

Littérature autochtone francophonie
La petite robe rouge a été coécrit par la poétesse mi’kmaw Julie Pellissier-Lush et Julie Gagnon, enseignante, toutes deux résidant à l’Île-du-Prince-Édouard. Photo: Jacinthe Laforest, La Voix Acadienne
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Publié 21/09/2024 par Camille Langlade

La littérature autochtone traduite en français occupe une place de plus en plus importante dans les catalogues des maisons d’édition francophones hors Québec. Le phénomène témoigne d’un intérêt grandissant pour ces œuvres, qui rapprochent des communautés à la fois différentes et solidaires.

«Depuis 2016, les littératures autochtones sont vraiment traduites de façon plus systématique, à raison de 25, 30 titres par année», remarque la professeure adjointe au Département de traduction et des langues de l’Université de Moncton, Arianne Des Rochers.

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Arianne Des Rochers. Photo: Annie France Noël

Un phénomène qui coïncide selon elle avec la publication du rapport de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, en décembre 2015. «À partir de ces années-là, le grand public, les éditeurs, tout le monde s’intéressent beaucoup plus à ces enjeux et il y a une soif de littérature autochtone.»

La traduction joue un rôle crucial dans l’accès à ces œuvres en francophonie minoritaire, «parce qu’on n’a pas beaucoup d’auteurs autochtones de langue française», témoigne-t-elle.

Un boum des traductions

«Les littératures autochtones sont traduites vers le français au Canada à partir de 1970», explique Arianne Des Rochers. Elles se font ensuite plus rares, avant un regain dans les années 2010.

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«On remarque un bond considérable en 2017 (12 traductions) et en 2018 (18 traductions), puis, à partir de 2019, le nombre monte en flèche : 30 traductions en 2019, 29 en 2020, 33 en 2021, 31 en 2022», détaille la spécialiste, qui a consacré une recherche sur le sujet.

Sur les 236 titres recensés par la chercheuse, 184 (78%) ont été publiés entre 2016 et 2023, et seulement 8 avant 2000 (3,4%).

Découvrir l’autre minorité

Aux Éditions Prise de parole, en Ontario, les œuvres autochtones font depuis longtemps partie du catalogue. Ils ont ouvert la porte il y a 20 ans, avec la traduction du roman Kiss of the Fur Queen de Tomson Highway.

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Stéphane Cormier. Photo: Myriam Caron Belzile

La tendance s’est ensuite affirmée. «À partir de 2017, 2018, on s’est mis à publier plus d’auteurs des premiers peuples», se souvient le codirecteur général, Stéphane Cormier, notamment des ouvrages de membres des nations anishinaabe et crie.

«Il y avait plein d’œuvres écrites en anglais qui n’étaient pas connues du lectorat francophone. Donc on s’est dit qu’on lui donnerait accès parce qu’il y a un très beau répertoire», poursuit-il.

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La maison franco-ontarienne a depuis traduit différents genres: des romans, des livres pour enfants, mais aussi des bandes dessinées, comme 500 ans de résistance autochtone, de Gord Hill.

Des «alliés»

«Même si on est une maison d’édition allochtone, on essaie d’être des bons alliés de la littérature autochtone, puis d’aider à faire connaitre toutes sortes de réalités à travers les traductions d’œuvres», déclare Stéphane Cormier.

L’éditeur souligne aussi l’importance de s’entourer de collaborateurs et collaboratrices autochtones ou de spécialistes, afin de s’assurer d’avoir des traductions qui respectent la culture de ces communautés.

Selon lui, l’intérêt croissant pour cette littérature découle d’une meilleure connaissance des Premières Nations, des Métis et des Inuit dans la société.

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500 ans de résistance autochtone, de Gord Hill, retrace en bande dessinée l’histoire de la résistance des peuples autochtones des Amériques face à la colonisation européenne, mettant en lumière leurs luttes continues pour préserver leurs terres, leurs cultures et leurs droits. Photo: Julien Cayouette

Des thèmes variés

Le paysage littéraire autochtone s’est considérablement diversifié ces dernières années, avec de nouveaux thèmes comme la vie en milieu urbain ou les enjeux queers.

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Ces textes ne se limitent plus aux récits traditionnels liés aux territoires, mais explorent des réalités contemporaines, comme les intersections entre identité autochtone et sexualité, souligne Arianne Des Rochers.

«Les littératures autochtones en ce moment sont vraiment axées sur le présent et l’avenir. C’est pour réitérer que le colonialisme a toujours cours, que ce n’est pas juste une question dans le passé, que c’est quelque chose qui se poursuit.»

On trouve aussi des œuvres «totalement d’imagination» ou encore des récits humoristiques, qui n’évoquent pas forcément des enjeux autochtones, ajoute Stéphane Cormier.

Autochtones de l’Ouest et du Nord

En Saskatchewan, les Éditions de la nouvelle plume explorent des projets d’ouvrages à destination des jeunes, notamment dans le cadre scolaire, pour mieux faire connaitre la réalité des Autochtones de l’Ouest et du Nord canadien.

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Laurier Gareau. Photo: courtoisie

«C’est relativement nouveau et ça se fait aujourd’hui parce que, dans le contexte de réconciliation et les programmes d’enseignement qui visent à toucher cette question, ça devient nécessaire pour nous de produire du matériel des Premières Nations», commente le président de la maison d’édition, Laurier Gareau.

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Les Éditions de la nouvelle plume ont pour l’instant publié deux livres d’auteurs autochtones: Corneille apporte la lumière, une légende inuite, de Brandy Hanna, et le roman graphique Trois plumes, de Richard Van Camp.

«On essaie aussi d’intégrer du matériel qui toucherait les communautés métisses francophones de l’Ouest canadien.»

Laurier Gareau est lui aussi dramaturge et a, entre autres, écrit une pièce de théâtre, La Nation provisoire, sur la bataille de Batoche, en 1885. Un évènement majeur de la Résistance du Nord-Ouest contre le gouvernement canadien, mené principalement par les Métis et leurs alliés des Premières Nations.

Une œuvre trilingue

À l’Île-du-Prince-Édouard, l’enseignante Julie Gagnon a cosigné le livre jeunesse La petite robe rouge avec l’autrice et poétesse mi’kmaw Julie Pellissier-Lush, publié par Bouton d’or Acadie.

Le texte évoque la question des femmes et jeunes filles autochtones disparues et assassinées, symbolisée par la robe rouge.

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Lors d’une commémoration pour ces femmes, la francophone a été émue et a décidé d’imaginer une œuvre pour sensibiliser ses élèves à cette réalité. «Quel est le meilleur outil pour commencer une discussion? Et bien, c’est un livre.»

«Mais cette histoire-là ne m’appartient pas», s’est dit Julie Gagnon, qui a alors proposé à Julie Pellissier-Lush de coécrire l’album avec elle. Le processus de création, qui a duré deux ans, a abouti à un livre trilingue – en français, en anglais et en mi’kmaw.

Au-delà de sa fonction pédagogique, Julie Gagnon espère que cet ouvrage sensibilisera le plus grand nombre de personnes, les jeunes comme les moins jeunes. L’occasion aussi de rappeler les liens qui unissent les francophones et les Mi’kmaq.

Mononk Jules, Jocelyn Sioui
Le Huron Jocelyn Sioui est passé par le Théâtre français de Toronto (photo: Marie-Julie Garneau) et le Salon du livre de Toronto, au printemps 2024, avec son livre et son spectacle Mononk Jules.

Solidarité partagée

De fait, bien que différentes, les communautés francophones et autochtones partagent aussi «un lien», relève Arianne Des Rochers. La traduction croissante de titres autochtones vers le français témoigne d’après elle «d’une sorte de solidarité partagée en raison de la situation minoritaire».

«Les maisons d’édition francophones en situation minoritaire sont certainement peut-être un peu plus outillées pour publier, éditer et traduire les littératures autochtones de l’anglais vers le français, ne serait-ce que par rapport aux postures vis-à-vis de la langue, de la normativité linguistique, de l’oppression linguistique.»

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Aux yeux de Stéphanie Cormier, l’essor actuel de la littérature autochtone joue un rôle important dans le dialogue entre les peuples et les cultures. «La parole littéraire est un excellent outil de réappropriation.»

Il estime que les maisons d’édition en milieu minoritaire comme Prise de parole ont un rôle à jouer dans ce dialogue.

«On est deux minorités»

«On est deux minorités ici à l’Île-du-Prince-Édouard, alors on a quelque chose en commun», témoigne de son côté Julie Gagnon. Elle fait référence à l’assimilation, qui a empêché les Acadiens et les Mi’kmaq de parler leur langue.

Elle évoque aussi les traumatismes partagés, comme la déportation et l’arrachement de jeunes autochtones à leur famille: «On est deux communautés résilientes, puis c’est ça qui fait qu’on se comprend bien.»

L’enseignante espère que La petite robe rouge résonnera bien au-delà des frontières de l’Acadie et du Canada. «Ce livre-là, c’est un point de départ. C’est comme une roche que tu lances dans un lac et là, ça commence à faire des cercles», qui formeront ensuite peut-être des vagues.

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