Incapables de travailler dans leur langue, des fonctionnaires quittent

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Un édifice du gouvernement du Canada à Ottawa. Photo: Ericka Muzzo
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Publié 29/08/2024 par Marianne Dépelteau

Si la loi garantit le droit de travailler dans la langue de son choix au sein de la fonction publique fédérale, la réalité est parfois bien loin de la théorie. Des fonctionnaires qui voient leur langue absente ou dénigrée préfèrent quitter le navire. Une récente étude sonne l’alarme.

«C’est plate travailler dans un environnement comme ça. Après un moment, je me suis dit que je ne pouvais plus faire ça», raconte Félix*, un ancien fonctionnaire qui a travaillé comme traducteur au sein de plusieurs ministères.

«Même si on n’était que cinq francophones dans une réunion, s’il y avait un anglophone, tout se faisait en anglais.» Ne pas pouvoir travailler en français, ça lui arrivait «tout le temps», assure-t-il.

«J’étais traducteur, donc forcément, je travaillais en français. Mais au quotidien, si j’avais besoin de parler avec des collègues ou de faire quoi que ce soit qui n’était pas de la traduction, ça se faisait en anglais. C’était impossible de le faire en français.»

Félix a quitté la fonction publique pour différentes raisons. «Mais une grande partie», dit-il, «c’est qu’il fallait toujours que je me batte pour que les gens valorisent le français.»

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Dans les régions désignées bilingues, les fonctionnaires fédéraux ont le droit de travailler dans la langue officielle de leur choix, même s’ils n’occupent pas un poste désigné bilingue.

La langue de Molière méprisée

Selon Félix, certains fonctionnaires voient le français comme une langue de traduction; l’anglais est la priorité.

Un gestionnaire lui aurait même dit qu’elle ne comprenait pas l’existence de son emploi de traducteur. «Pourquoi t’es là?», lui aurait-il lancé.

«Quand t’as besoin de défendre la raison pour laquelle ton emploi existe, ça devient vraiment frustrant», partage Félix.

«Ça ne devrait pas être ma job d’être le défenseur du français quand on est censé être une fonction publique bilingue qui produit et qui peut travailler dans les deux langues [officielles].»

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Isaac*, lui, fait toujours partie de la fonction publique. Il a tout de même choisi de quitter un poste pour un autre au sein de l’appareil fédéral, en grande partie parce que son niveau d’anglais ne lui permettait d’accéder à des postes plus hauts gradés, mais aussi parce que l’attitude envers le français le «décourage».

«C’est très lourd. Jusqu’à environ deux ans passés, je me battais bec et ongle pour le français au travail», se souvient-il.

Mais se battre lui a déjà donné «mauvaise presse» auprès de gestionnaires qui refusaient de le superviser dans la langue de son choix. «Juste parce que j’ai fait valoir mon droit», déplore Isaac. Le harcèlement dont il estime avoir été victime aurait commencé après cet incident.

«Mes tâches sont présentement à 95% en anglais. Mes collègues, [même les] bilingues, préfèrent parler en anglais, donc ça devient très difficile pour moi de m’exprimer dans la langue de mon choix.»

De son côté, Félix était témoin d’une tendance lourde et démoralisante: les collègues qui se plaignaient de devoir apprendre le français. «C’est tellement insultant d’entendre des gens me regarder en pleine face et me dire que ma langue est une perte de temps.»

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La langue «par défaut»

Dans le bureau où il travaille, la langue d’usage est «par défaut l’anglais», affirme Isaac, même chez les francophones, comme le suggère cette anecdote.

«On était quatre personnes en appel conférence et on se parlait tous en anglais. Après une demi-heure de discussion, quand on avait presque terminé [la réunion], quelqu’un a demandé : “On a tous un fort accent en anglais, est-ce que vous êtes tous francophones sur l’appel?” On a tous dit “oui”.»

Une étude confirme le phénomène

Dans une étude parue en juillet, deux chercheurs de l’Université d’Ottawa concluent que «l’aptitude à utiliser la langue officielle de son choix dans le lieu de travail est un facteur prédictif important de l’intention de quitter chez les fonctionnaires anglophones et francophones».

La recherche suggère que 40% des fonctionnaires anglophones et francophones qui rapportent une faible capacité à utiliser la langue officielle de leur choix au travail ont l’intention de quitter leur poste actuel pour un autre dans la fonction publique.

Certains songent même à carrément quitter l’appareil fédéral.

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Luc Turgeon. Photo: Eric Duncan

«La surprise de notre étude, c’est qu’on pensait que cet effet serait particulièrement fort chez les francophones, mais il l’était aussi chez les anglophones», exprime l’un des chercheurs, Luc Turgeon, professeur titulaire à l’École d’études de l’Université d’Ottawa.

De retrouver la même tendance chez les anglophones «n’est pas totalement farfelu, ajoute-t-il. [Ils] ont peut-être plus d’options à l’extérieur de la fonction publique, surtout à l’extérieur du Québec.»

À titre de comparaison, la probabilité de quitter son poste s’élève seulement à 26% parmi les fonctionnaires qui expriment une haute capacité à travailler dans la langue officielle de son choix.

«Le gouvernement investit des ressources importantes pour former ces gens», dit Luc Turgeon. «Il y a un coût à les perdre. Une perte de talent aussi, potentiellement. Aussi, ça donne une image problématique de la fonction publique, où le bilinguisme est soi-disant l’une de ses caractéristiques fondamentales.»

Le franco de service

«En fait, ils m’ont embauché parce qu’ils voulaient que je fasse tout le travail en français», remarque Félix. «Mais quand tout le monde fonctionne en anglais tout le temps, le français devient une dernière pensée. On disait “ah! Ben Félix va s’en occuper”.»

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«C’est assez commun qu’en te voyant arriver, les gens disent “oh un francophone!” Et tout à coup, même si ce n’est pas ton travail [ni ton expertise], tu deviens le traducteur automatique, l’expert du français.»

Isaac, lui, n’est pas traducteur. Plus d’une fois, celui-ci a été obligé de traduire des documents à cause de délais de traduction trop longs ou d’une mauvaise traduction. «Je me suis claqué la job de traducteur, mais je n’ai pas le salaire de traducteur», dénonce-t-il.

D’ailleurs, on attend des francophones qu’ils parlent anglais, même si leur poste ne l’exige pas forcément, explique Isaac.

Il l’a remarqué lors d’une réunion où l’anglais régnait. «C’est épuisant d’écouter les interprètes à longueur de journée […] et parfois, les acronymes étaient seulement en anglais. [Les francophones] ne participaient pas.» Dans les activités en sous-groupe, où étaient mélangés francophones et anglophones, les interprètes disparaissaient, affirme-t-il.

Lors d’une autre réunion, le fonctionnaire a retourné la situation. «J’étais le seul francophone. Je leur ai dit “je vais me gâter en parlant en français, vous allez mettre vos casques d’écoute à chaque fois que je parle et vous allez subir ce qu’un francophone subit [normalement]”. Ils ont trouvé leur journée pénible, mais j’ai trouvé que c’était un bon exercice.»

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*Les prénoms ont été modifiés pour des raisons de sécurité et de confidentialité.

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