Baby Point, l’histoire de la migration française vers l’intérieur du continent

2e partie: un homme riche et puissant

Panneau dans le parc Étienne Brûlé qui longe la rivière Humber à Toronto.
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Publié 28/05/2020 par Michèle Villegas-Kerlinger

La semaine passée, on a parlé des premiers habitants de Baby Point, le lieu d’un ancien poste de traite français à l’ouest de Toronto près de la rivière Humber. Cette semaine, on termine notre visite guidée virtuelle en retraçant l’histoire de celui qui a donné son nom au promontoire Baby (prononcez le a en français).

Le premier Baby en Nouvelle-France

L’histoire de la famille Baby au Canada commence en 1665, lors de l’arrivée de Jacques Baby de Ranville (1633-1688) avec le régiment de Carignan-Salières. Le fils de Jehan Baby, seigneur de Ranville [1], et d’Isabeau Robin était sergent dans l’armée française envoyée par le roi Louis XIV et Colbert, ministre des Finances, pour mater les Iroquois.

Une fois le traité de paix signé, en 1666, entre les Iroquois et Alexandre de Prouville Marquis de Tracy, commandant en chef des forces françaises en Nouvelle-France, Baby, à l’égal de 400 de ses compagnons d’armes, a choisi de s’établir au Canada.

L’ancien soldat a élu domicile dans le petit village de Champlain juste au nord de la ville de Trois-Rivières au Québec.

Deux ans plus tard, Baby s’adonnait à la traite des fourrures. Avec l’aval du gouvernement, il participait au marché de fourrures annuel qui se tenait à Montréal. Du même coup, il achetait des terres à Champlain et à Gentilly.

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En 1670, le soldat devenu entrepreneur s’est marié à Jeanne Dandonneau du Sablé (1655-1703), fille d’un Trifluvien éminent. Le couple a eu douze enfants. Jacques est mort à l’âge de 55 ans à la tête d’une fortune considérable.

Raymond Baby sur les traces de son père

C’est à l’âge de quinze ans que Raymond (1688-1737), le benjamin des enfants de Jacques et de Jeanne, a décidé de partir vers l’Ouest, attiré, lui aussi, par la traite des fourrures.

En 1721, il s’est marié avec une Montréalaise de 15 ans sa cadette, Thérèse Le Compte Dupré (1703-1790).

Bien que de condition seigneuriale, ce qui l’obligeait à faire cultiver la terre pour favoriser la colonisation, la famille de Thérèse se livrait au commerce des fourrures, ce qui n’était pas rare à l’époque.

Jacques Baby, dit Dupéron, un homme riche et puissant

Jacques Baby, dit Dupéron, (1731-1789) le 8e des onze enfants de Raymond et de Thérèse, a emboîté le pas à son père, quittant le confort de Montréal pour l’aventure de l’Ouest. Vers 1753, il était commerçant et agent auprès des Amérindiens à Chiningué (Ambridge en Pennsylvanie).

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Pendant la guerre de Sept Ans, Dupéron a travaillé dans l’Ouest avec ses frères Louis et Antoine qui se sont battus à ses côtés dans la vallée de l’Ohio conjointement avec des Amérindiens alliés aux Français. Un autre frère, François, gérait leurs affaires à Montréal en tant que partenaire dans leur entreprise appelée «Baby Frères».

Lors de la défaite de 1760, Jacques a refusé de prêter le serment d’allégeance à George III, le roi d’Angleterre. Ce refus lui a non seulement fermé les postes de l’Ouest, mais lui a valu un bref séjour en prison à Détroit. Il a été libéré après que le principal chef d’accusation, la participation dans un complot contre les forces britanniques, s’est révélé sans fondement.

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Jacques Baby, dit Dupéron.

 Après un premier mariage en 1750 avec Marie-Angélique Crevier St-François (1733-?), Jacques Dupéron s’est remarié en 1760 avec Susanne Réaume (1740-1813), dit La Croix, à Détroit. Dupéron voulait partir pour l’Angleterre où son frère François était détenu en prison.

Mais, lors de son arrivée à Montréal en 1761, voyant la conjoncture économique toujours favorable à la vente des fourrures, il a préféré retourner avec sa femme à Détroit l’année suivante, faisant de cette ville sa base d’opérations. En 1763, lors du soulèvement de Pontiac, le chef des Outaouais, c’est Dupéron qui a ravitaillé les troupes britanniques assiégées à Détroit avant de rejoindre leurs rangs.

Quatre ans plus tard, le gouvernement britannique a nommé Baby capitaine et interprète au département des Affaires indiennes et commissaire intérimaire de la même agence en 1779. Désigné juge de paix en 1784 et lieutenant-colonel de la milice de Détroit en 1787, Dupéron est devenu membre du conseil des terres du district de Hesse en 1788.

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En plus de la vente des fourrures, Dupéron tâtait dans l’immobilier suivant en cela les traces de son grand-père. Déjà en 1789, il était le propriétaire de 1 440 acres en territoire américain, sans parler des 720 acres et de la réserve de bois près du lac Sainte-Claire, cadeau des Sauteux, qu’il possédait du côté britannique.

À sa mort, en 1789, à l’âge de 58 ans, on estimait sa fortune à quelque 24 570 livres.

Jacques Baby et Baby Point

Né à Montréal en 1763, Jacques (James) était le fils aîné [2] de la puissante famille de Jacques Baby, dit Dupéron.

Après avoir fait ses études au Séminaire de Québec, sous l’égide de son oncle François, et être retourné à Montréal à la fin de la guerre de Sept Ans, il est parti pour Londres où il s’est marié à une comédienne. Mais une telle union n’avait rien pour plaire à son père qui a vite fait d’annuler le mariage moyennant une pension versée à la femme.

De retour au Canada, le jeune divorcé s’est dédié au commerce de fourrures de la famille grâce auquel il a amassé une petite fortune et gagné de l’influence auprès des Amérindiens, tout comme les autres Baby avant lui.

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En 1792, le premier lieutenant-gouverneur du Haut-Canada, John Graves Simcoe, a nommé le jeune Jacques Baby aux Conseils executif et legislatif du Haut-Canada et au poste de lieutenant du compté de Kent, afin de le récompenser de sa loyauté envers la couronne britannique et pour qu’il représente la communauté francophone du sud-ouest.

Jacques Baby
Jacques Baby fils

Le Traité de Jay

L’année suivante, le politicien en herbe est devenu juge de la Cour du district de Western avant d’organiser, en 1794, la milice locale de Détroit. Mais la même année, les Baby ont décidé de quitter la ville française, devenue américaine en vertu du Traité de Jay [3], pour s’établir à Sandwich (Windsor), à l’autre côté de la rivière Sainte-Claire.

En 1799, on a choisi Baby pour occuper temporairement la fonction de surintendant général adjoint des Affaires indiennes. Trois ans plus tard, Jacques s’est marié avec Elizabeth Abbott avec qui il a eu cinq fils et une fille.

En 1807, le couple a acheté la maison construite par Alexandre Duff, un des fondateurs de l’ancienne ville de Sandwich [4] [5].

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La Maison Duff Baby à Windsor.

La guerre de 1812

C’est peu après qu’a éclaté la Guerre de 1812. Baby a conduit la milice depuis Windsor jusqu’à Amherstburg. L’année suivante, il a été fait prisonnier lors de la bataille de Moraviantown. Pendant son absence, les Américains ont pillé sa maison et sa femme est morte d’une fièvre.

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Comblé de chagrin, le veuf s’est réfugié avec ses enfants au Québec. Mais leur séjour a été de courte durée. Le jour où il a été nommé inspecteur général des comptes publics en 1815, fonction qu’il a occupée jusqu’à sa mort, Baby a déménagé avec sa famille à Toronto.

Peu après, il a acheté 114 acres sur le promontoire qui portera son nom, Baby Point. Avec l’aide de ses fils, il y a construit une maison de campagne [6] et planté des pommiers. Une source fournissait de l’eau que la famille embouteillait et vendait dans le monde entier.

D’autres responsabilités sont venues se greffer à celles qu’avait déjà Jacques Baby: commissaire chargé de disposer des biens confisqués aux traîtres pendant la Guerre de 1812 et l’arbitrage, en 1823, du conflit qui opposait le Haut-Canada au Bas-Canada au sujet du partage des revenus douaniers.

Après plus de 40 ans au service du gouvernement du Haut-Canada et de York, Jacques Baby fils s’est éteint en 1833. Entre 1792 et 1830, l’unique membre francophone du Family Compact [7] avait cumulé pas moins de 115 postes d’importance dans le gouvernement britannique au Canada.

Les derniers Baby sur Baby Point

Les Baby sont demeurés sur leur promontoire jusqu’en 1910, l’année où le gouvernement canadien a acquis la propriété pour y construire un fort et des casernes. Le site s’avérant par la suite moins idéal à des fins militaires que par le passé, le terrain a été revendu deux ans plus tard au développeur Robert Home Smith.

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Aujourd’hui, trois rues dans ce quartier portent le nom de Baby Point et, curieusement, une autre s’appelle «Estrange Place».

En plus de la visite guidée de la Société d’histoire de Toronto, il y a le sentier partagé, une visite auto-guidée le long de la rivière Humber, mis sur pied par la Société et dont Baby Point fait partie.

Notes

[1] Les Baby faisaient partie de la noblesse ruinée du sud de la France.

[2] En tout, Dupéron aurait été le père de 22 enfants dont la moitié aurait survécu jusqu’à l’âge adulte.

[3] Le Traité de Jay.

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[4] Baby a invité Tecumseh, le chef et génie militaire des Shawnees, à dîner à la maison de Duff.

[5] Les postes cumulés par Baby étaient souvent assortis de propriétés foncières formant partie de la rémunération. Entre 1793 et 1800, Jacques est devenu le propriétaire d’un grand nombre de terrains à Windsor, à Niagara-on-the-Lake, à York (Toronto) ainsi que dans les cantons de Yarmouth, de Dorchester, de Harwich, de Malden, d’Aldborough et de Dunwich, soit un total de 30 000 acres.

[6] Sur le site du premier fort français.

[7] Le Family Compact, l’équivalent torontois du Château Clique à Montréal, représentait l’élite sociopolitique du Haut-Canada. Ses membres tenaient mordicus à leurs privilèges. Raymond, un des fils de Jacques Baby, a été arrêté pour un mauvais coup porté contre William Lyon MacKenzie, éditeur du Colonial Advocate et chef des Patriotes du Haut-Canada en 1837. Ces derniers remettaient en question le pouvoir détenu par le petit groupe majoritairement anglican, conservateur et fortuné. Le jeune Raymond, en compagnie de quelques-uns de ses amis, a démonté la presse de MacKenzie et jeté les caractères d’imprimerie dans le lac Ontario.

Lisez la première partie: Baby Point, de pied en cap

Auteur

  • Michèle Villegas-Kerlinger

    Chroniqueuse sur la langue française et l'éducation à l-express.ca, Michèle Villegas-Kerlinger est professeure et traductrice. D'origine franco-américaine, elle est titulaire d'un BA en français avec une spécialisation en anthropologie et linguistique. Elle s'intéresse depuis longtemps à la Nouvelle-France et tient à préserver et à promouvoir la Francophonie en Amérique du Nord.

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