Rapatriement de la Constitution: un compromis historique… sans le Québec

40e anniversaire

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Jean Chrétien, ministre fédéral de la Justice, et Pierre Elliott Trudeau, premier ministre canadien, conférence des premiers ministres sur la Constitution, 1981. Photo: Bibliothèque et Archives Canada
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Publié 08/05/2022 par Marc Poirier

On dit qu’il faisait gris ce jour-là et que le temps était pluvieux. Mais en ce samedi du 17 avril 1982, le temps qu’il faisait ne pouvait être plus représentatif de la symbolique du moment. Cent quinze ans après la fondation du pays, plus d’une cinquantaine d’années en quête d’une formule d’amendement, le Canada se dotait formellement ce jour-là d’une nouvelle constitution rapatriée.

Voici le deuxième d’une série de trois articles sur le 40e anniversaire du rapatriement de la Constitution canadienne.

Le rêve de Pierre Elliott Trudeau

Le premier ministre Pierre Elliott Trudeau avait passé les quinze années antérieures de sa carrière politique à la recherche d’une entente constitutionnelle entre le gouvernement fédéral et les provinces.

Après toutes ces années semées d’embûches et d’échecs, il y était parvenu. Lors de la cérémonie de proclamation de la nouvelle Constitution, à laquelle assistait la reine Élisabeth II, le premier ministre Trudeau a pris la parole, résumant ainsi les bienfaits de la désormais loi suprême du pays :

«Nous disposerons désormais d’une charte qui définit le genre de pays dans lequel nous voulons vivre et garantit solennellement les droits et libertés qui sont rattachés au titre de citoyen ou citoyenne du Canada. Cette charte renforce les droits linguistiques des francophones hors Québec et des anglophones au Québec. Elle reconnaît notre réalité multiculturelle. Elle consacre l’égalité des femmes. Elle protège les droits des handicapés.»

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Pierre Elliott Trudeau et la reine Élisabeth lors de la signature officielle de la nouvelle Constitution, le 17 avril 1982. Photo: Bibliothèque et Archives Canada

Novembre 1981

Le compromis politique ayant abouti à la nouvelle Constitution est survenu en novembre 1981.

Le premier ministre Trudeau a convoqué ses homologues provinciaux après que la Cour suprême du Canada eut statué que le gouvernement fédéral avait besoin d’un «degré appréciable de consentement» des provinces pour procéder au rapatriement.

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Jamie Cameron.

«Ce que la Cour voulait dire, c’est qu’il n’y avait pas d’empêchement juridique pour que le fédéral aille de l’avant seul… Mais que cela allait à l’encontre de ce qu’on appelle les conventions constitutionnelles», souligne la professeure de droit constitutionnel à l’Université York, à Toronto, Jamie Cameron.

Or, la Cour suprême n’a pas défini ce qu’était un «degré appréciable de consentement».

«La Cour n’a pas voulu dire combien de provinces devaient consentir, puisque cela aurait été l’équivalent de créer une formule d’amendement», ajoute la professeure Cameron. «Les politiciens avaient tenté d’en arriver à une formule d’amendement pendant 30 ans, donc la Cour n’allait pas tout simplement dire: en voici une.»

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Conférence de la «dernière chance»

Ainsi s’ouvre la conférence constitutionnelle, dite conférence de la «dernière chance», le 2 novembre 1981 à Ottawa. Il y a deux camps : d’une part, le fédéral ainsi que le Nouveau-Brunswick et l’Ontario, deux provinces ayant donné leur appui à Trudeau depuis un bon moment et, d’autre part, les huit autres provinces.

Certaines de ces dernières provinces font des propositions sur la formule d’amendement ou l’application de la Charte des droits proposée par Trudeau. Cependant, comme toujours depuis 50 ans, la formule d’amendement demeure la pierre d’achoppement des négociations.

Le 4 novembre, un revirement inattendu se produit. Le premier ministre québécois René Lévesque s’entend avec Trudeau sur l’idée de soumettre le projet constitutionnel à un référendum. Cependant, la plupart des autres provinces s’y opposent farouchement et estiment que le Québec les a abandonnées. L’idée échoue donc à faire avancer le dossier.

En parallèle, les pourparlers se poursuivent entre des premiers ministres et ministres de certaines provinces ainsi qu’avec le ministre fédéral de la Justice, Jean Chrétien, qui s’active en coulisses.

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Conférence des premiers ministres de 1981 à Ottawa. Photo: Bibliothèque et Archives Canada

Tractations et concessions

Le soir du 4 novembre, les délégations se retirent dans leurs quartiers, mais un ballet s’ensuit entre les chambres d’hôtel pour continuer les négociations.

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Pendant ce temps, la délégation québécoise, y compris René Lévesque, se trouve dans un autre hôtel, sur la rive québécoise, à Gatineau. Le Québec ne prendra pas part à ces discussions de fin de soirée et n’en sera pas informé non plus. L’histoire baptisera cette soirée la «Nuit des longs couteaux».

Vers une heure du matin, les négociations mènent à un compromis, qui est proposé à Trudeau. Celui-ci l’accepte. Le lendemain matin, la conférence officielle reprend et René Lévesque est mis devant le fait accompli.

Pour réussir là où il avait si souvent échoué, Pierre Elliott Trudeau doit mettre de l’eau dans son vin. «Monsieur Trudeau n’a pas eu gain de cause sur tous les plans, puisqu’il a accepté une procédure de modification constitutionnelle qui n’était pas celle qu’il avait proposée initialement», rappelle Benoît Pelletier, expert en droit constitutionnel et professeur à l’Université d’Ottawa.

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Claude Morin, ministre québécois des Affaires intergouvernementales, et René Lévesque, premier ministre du Québec, 1981. Photo: Bibliothèque et Archives Canada

Ajout d’une clause dérogatoire

Afin d’obtenir l’assentiment des neuf provinces, Trudeau doit aussi céder sur l’ajout d’une clause dérogatoire, ou «clause nonobstant», qui permet aux gouvernements de se soustraire aux limites imposées par certains éléments de la Charte des droits et libertés.

Trudeau impose toutefois comme condition que cette clause ne s’applique pas à tous les éléments de la Charte, notamment aux droits linguistiques.

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«Ce n’était pas ce que le premier ministre Trudeau avait en tête au début. Et je pense que c’est à regret qu’il a accepté cette clause», ajoute Benoît Pelletier.

Quelques jours plus tard, René Lévesque, dans son discours du trône à l’Assemblée nationale, dira que le Québec a été «honteusement trahi» lors des négociations à Ottawa.

Selon lui, ce que les neuf autres provinces et le fédéral ont conclu, c’est un «Canada sans le Québec, un Canada dont le Québec serait exclu tout en demeurant ligoté, et même mieux ligoté que jamais.»

Concrétisation du rapatriement de la Constitution

Une fois le compromis historique convenu, le premier ministre Trudeau accélère le pas et expédie formellement une requête de rapatriement de la Constitution à Londres avant que les critiques commencent à trop occuper l’espace public.

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Le document final qui sera adopté et ensuite proclamé en avril 1982 différera cependant un peu du texte négocié en novembre.

D’abord, le principe de l’égalité des sexes avait été accepté, puis écarté, dans le compromis de novembre.

Lorsque le texte de la charte est rendu public, des pressions s’exercent pour faire ajouter une disposition qui devient l’article 28… «Indépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes.»

De la même manière, la protection des droits des personnes handicapées, qui faisait partie des premières ébauches de la Charte, n’avait pas été retenue dans le texte de novembre. Après plusieurs requêtes de la part d’organismes nationaux et de certains politiciens fédéraux, elle aussi après quelques semaines a été ajoutée dans le texte, soit à l’article 15.

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La Charte canadienne des droits et libertés. Photo: Bibliothèque et Archives Canada

Les droits des Autochtones dans la Constitution

Enfin, les droits autochtones, qui avaient été inclus au printemps de 1981, puis retirés de la version de novembre, sont rajoutés après de vives critiques de la part des Premières Nations.

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Le paragraphe 35 (1) de la Constitution canadienne stipule ainsi que «Les droits existants – ancestraux ou issus de traités – des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés.»

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Serge Rousselle.

Serge Rousselle, expert en droit autochtone et professeur à l’Université de Moncton, explique qu’il restait cependant à préciser ce que ces droits signifiaient au juste.

«Lorsque la Loi constitutionnelle de 1982 est entrée en vigueur, ce n’était pas prévu que ce serait les tribunaux qui allaient définir ces droits-là», explique-t-il.

«On avait prévu qu’il y aurait une conférence constitutionnelle des premiers ministres, à laquelle allaient être invités les représentants des peuples autochtones du Canada, avant d’avoir toute modification constitutionnelle qui les concerne à l’avenir.»

Malgré quelques rencontres, les politiciens n’arrivent pas à faire avancer ce dossier. Les tribunaux auront à trancher dans plusieurs affaires entourant cette question.

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Au final, la Constitution de 1982 inclura une Charte des droits et libertés, d’autres dispositions touchant par exemple les droits des peuples autochtones, la formule d’amendement et la péréquation.

De plus, ses annexes comprennent l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, renommé Loi constitutionnelle de 1867, et plusieurs autres textes législatifs, tels que la loi sur l’entrée de Terre-Neuve dans la Confédération.

Les clauses linguistiques au cœur de la Constitution

Les clauses linguistiques ont également fait l’objet de vives discussions et de négociations de la part de certaines provinces qui y étaient rébarbatives, mais qui les ont finalement acceptées en échange de certaines concessions.

Huit articles sur trente-quatre de la Charte des droits ont trait aux langues officielles. «C’est presque un quart des dispositions de la Charte qui porte sur la protection constitutionnelle du français et de l’anglais», fait valoir François Larocque, professeur de droit et titulaire de la Chaire de recherche sur la francophonie canadienne en droits et enjeux linguistiques à l’Université d’Ottawa.

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«De plus, elles sont enchâssées avec le plus haut degré de protection possible. C’est-à-dire que si on voulait modifier les droits linguistiques, ça prendrait, en vertu de l’article 41, l’unanimité du fédéral et des provinces», ajoute le professeur.

En effet, les articles sur les droits linguistiques ne sont pas touchés par la clause dérogatoire. Cette protection vaut pour le très important article 23 sur les droits à l’instruction pour les minorités francophones et anglophones.

Selon François Laroque, l’enchâssement du bilinguisme officiel dans la Constitution canadienne a consacré l’essence même du pays. «Le bilinguisme officiel au fédéral est inextricablement lié à l’existence continue du Canada. Le jour où les provinces s’entendent pour mettre fin au bilinguisme officiel, c’est le jour où le Canada, tel qu’il existe aujourd’hui, cesse d’exister.»

D’une suprématie parlementaire à une suprématie constitutionnelle

En fin de compte, la Constitution de 1982 a profondément changé la façon dont le Canada se gouverne, soutient Pierre Foucher, constitutionnaliste, professeur de droit à l’Université d’Ottawa et expert en droits des minorités linguistiques.

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«On est passé d’une suprématie parlementaire à une suprématie constitutionnelle», explique-t-il. «Le Canada a accédé au rang des grandes démocraties constitutionnelles.»

«C’est un savant mélange entre le constitutionnalisme à l’américaine, avec son accent sur les juges et les tribunaux… Et la suprématie parlementaire à la britannique… Avec un soupçon de républicanisme à la française.»

Les quarante années qui suivront seront marquées par d’énormes changements sur le plan sociétal, notamment par la façon dont les tribunaux vont interpréter la Constitution.

– À suivre la semaine prochaine.

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