L’aluminium, le matériau de construction d’une élection présidentielle

Donald Trump renoue avec le nationalisme économique dans un état-clé pour sa campagne électorale en réimposant des tarifs douaniers de 10% sur l’aluminium brut canadien.
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Publié 14/08/2020 par Bruno Cournoyer Paquin

Le 6 août dernier, lors d’un évènement de campagne électorale dans une usine Whirlpool en Ohio, le président américain Donald Trump a annoncé que son administration réimposerait des tarifs douaniers de 10% sur l’aluminium brut canadien. La mesure s’appliquerait à partir du 16 août.

Le président invoque la clause 232 de la Loi sur l’expansion du commerce de 1962, qui permet d’imposer des tarifs douaniers sur certains produits pour des raisons de sécurité nationale.

Ce n’est pas la première fois d’ailleurs: en mars 2018, l’administration Trump invoquait la sécurité nationale pour imposer des tarifs sur les importations canadiennes d’acier et d’aluminium.

Au lendemain de la déclaration de Donald Trump, la vice-première ministre canadienne Chrystia Freeland annonce que le Canada répliquerait en imposant des tarifs douaniers de 10% sur une valeur égale d’importations de produits américains contenant de l’aluminium.

Une mesure qui doit entrer en vigueur 30 jours après l’imposition des tarifs américains, soit le 16 septembre.

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Bond des exportations canadiennes?

Selon le professeur Eliott Tepper, du département de sciences politiques de l’université Carleton «La raison officielle est qu’il y aurait eu un bond des exportations d’aluminium vers les États-Unis au-delà des “niveaux historiques” établis dans les accords entre les deux pays [adoptés en mai 2019] qui levaient les tarifs sur l’acier et l’aluminium pour permettre l’adoption du nouvel ALENA».

Elliot Tepper

Il y a donc une dispute technique entre les deux pays à savoir s’il y a eu ou non un bond des exportations, selon lui. «Le Canada insiste qu’il n’y a pas eu de bond, simplement un redéploiement de l’entreposage de l’aluminium du Canada vers les États-Unis parce que l’utilisation de l’aluminium aux États-Unis a décliné à cause de la pandémie.»

Essentiellement, explique Elliot Tepper, la demande étatsunienne de produits d’aluminium transformés a chuté avec la pandémie, et les alumineries canadiennes ont été contraintes de produire des lingots d’aluminium et de les envoyer dans leurs entrepôts aux États-Unis.

L’administration américaine a interprété ces transferts comme un bond des exportations canadiennes d’aluminium brut.

Enjeu électoral

Cependant, à la fois le groupe d’intérêt qui représente les producteurs d’aluminium canadiens, l’Association de l’aluminium du Canada; et celui qui représente les producteurs et transformateurs d’aluminium aux États-Unis, The Aluminium Association, s’accordent pour dire que les exportations d’aluminium canadien vers les États-Unis sont à des niveaux près de la normale historique.

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Mais l’explication de cette dispute commerciale relèverait plutôt de la politique étatsunienne, pour le professeur Tepper. «L’administration Trump est en mauvaise situation dans les sondages, et elle essaie d’utiliser le protectionnisme et la création d’emploi comme enjeu électoral.»

Ian Lee

C’est aussi l’opinion d’Ian Lee, professeur agrégé à l’École de gestion de l’université Carleton. Cette affaire «est principalement motivée par la politique […] c’est une année d’élections présidentielles et Trump est à la traîne dans les sondages. Et pas seulement dans un sondage, ou cinq, ou dix : dans tous les sondages, et ce depuis le début de la crise de la COVID en mars.»

Nationalisme économique

Selon le professeur Lee, le président Trump retourne à la source de sa victoire électorale de 2016.

«Il est entré à la maison blanche avec une marge très mince parce qu’il a étroitement remporté les cinq états du Mid-Ouest, la “ceinture de la rouille” (rust belt), en disant je vais me tenir debout pour les hommes et les femmes de classe ouvrière, je vais tenir tête aux Chinois, je vais tenir tête aux Mexicains, et je vais tenir tête aux Canadiens, parce qu’ils volent vos emplois.»

Par ailleurs, Donald Trump a fait son annonce lors d’un évènement électoral en Ohio plutôt qu’à la Maison-Blanche. Un choix stratégique ajoute Ian Lee. «Aucun candidat républicain de l’histoire moderne n’a remporté la présidence sans remporter l’Ohio.»

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Gestion désastreuse de la pandémie

Trump, ajoute-t-il, comprend que sa présidence est à risque à cause de sa gestion désastreuse de la crise de la CoViD-19.

Il essaie donc désespérément de «changer de poste, changer de sujet, et de le changer pour un sujet avec lequel il est confortable. Donc il veut parler d’économie, il veut parler d’emploi, il veut parler de rendre sa gloire d’antan à l’Amérique [Make America Great Again].»

Philippe Leblond

«Et il y a une certaine popularité politique aux tarifs douaniers», même s’ils sont insensés d’un point de vue économique, selon le Ian Lee. «Ils sont très visibles. Ils permettent de dire à la personne qui les impose “regardez, je fais quelque chose, je suis un homme d’action, je me tiens debout pour les travailleurs”.»

Des coûts pour les consommateurs américains

Les droits de douane sur l’aluminium canadien, selon le professeur Tepper, affecteront principalement les consommateurs américains: «les gens comprennent mal ce qu’est un tarif. Un tarif est une taxe sur ses propres consommateurs».

Donc, en imposant ces taxes douanières, l’administration Trump impose des coûts aux Américains qui consomment des produits qui contiennent de l’aluminium.

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Patrick Leblond, professeur à l’École supérieure d’affaires publiques et internationale de l’université d’Ottawa, souligne que les effets seront aussi sectoriels: les activités qui emploient plus d’aluminium, comme les secteurs de la construction automobile et de l’aérospatiale, verront leurs couts augmenter.

Quels effets sur l’économie canadienne?

Il précise tout de même que les mesures adoptées par l’administration Trump pourraient favoriser les producteurs américains et avoir des effets négatifs sur les exportations canadiennes d’aluminium vers les États-Unis.

Ian Lee considère que les effets négatifs potentiels sur les exportations canadiennes ne sont pas si clairs, parce que les États-Unis ne disposent pas de très bonnes relations commerciales avec les autres grands producteurs d’aluminium, soit la Russie et la Chine.

Les manufacturiers des États-Unis préfèreraient peut-être avoir une chaine d’approvisionnement sécuritaire, quitte à payer un peu plus, plutôt que de risquer des échanges commerciaux volatiles avec la Chine ou la Russie.

L’Ontario s’inquiète pour l’acier

Il y aura aussi des disparités régionales, dit Elliot Teper. «La province de Québec ressentira [les effets] plus immédiatement» parce que l’industrie de l’aluminium canadienne y est concentrée.

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L’Ontario s’inquiète aussi, puisque la province est le centre de l’activité sidérurgique canadienne et craint que les droits de douane ne soient étendus à l’acier.

Ce qui est inquiétant, pour Elliot Tepper, c’est que «l’économie est déjà ébranlée par la pandémie, elle n’a pas besoin de pression supplémentaire. Ce [tarif] additionnel de 10 % ne déstabilisera sans doute pas l’économie canadienne ou l’économie américaine, mais les consommateurs vont en sentir les effets.»

Chrystia Freeland

Œil pour œil, dent pour dent

La réplique canadienne d’«imposer des contremesures de façon équilibrée et parfaitement réciproque» comprend certains risques selon Patrick Leblond.

«Le danger, c’est qu’un pays impose des droits de douane, et un autre pays impose aussi des droits de douane, et ça devient un cercle vicieux ou chacun se tape sur la tête, et ça devient une véritable guerre commerciale, avec des impacts très négatifs» à la fois pour le Canada et les États-Unis.

Paradoxalement, selon Elliot Tepper, ça revient aussi à dire «nous allons nous taxer nous-même, nous allons augmenter les taxes sur les produits provenant des États-Unis dollar pour dollar. Donc ultimement ce sont les consommateurs des deux pays qui paient le véritable cout de cette guerre tarifaire.»

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Mobiliser une coalition

Le professeur Tepper ajoute que la réplique canadienne n’est que la pointe de l’iceberg. Dans le processus de négociation du nouvel ALENA, le Canada a su mobiliser des alliés aux États-Unis, particulièrement dans les chambres de commerce et dans les États du Nord, qui ont de fortes relations commerciales avec le Canada. Et c’est cette même coalition que le gouvernement peut mobiliser pour faire face à cette situation.

Pour Ian Lee, le gouvernement aurait aussi pu décider d’attendre en calculant que les démocrates allaient remporter l’élection au mois de novembre. Les liens étroits entre le Parti libéral et l’establishment démocrate auraient placé le Canada en meilleure position pour sortir de l’impasse.

Mais, remarque le professeur Lee, «nos représailles sont tout aussi motivées par la politique que la décision de Donald Trump d’imposer ces tarifs.» Le gouvernement est minoritaire, «il pourrait y avoir des élections à l’automne ou au printemps, et je crois que ce serait mortel pour n’importe quel parti politique d’être vu en train de faire des faveurs à Donald Trump.»

Une campagne d’influence

Elliot Tepper souligne aussi que, derrière ces droits de douane sur l’aluminium se trouve une campagne d’influence auprès de l’administration Trump.

«L’industrie de l’aluminium aux États-Unis s’est généralement opposée à l’imposition de ces tarifs. Il se trouve que seulement deux compagnies ont fait des représentations auprès du négociateur commercial étatsunien [Robert Lighthizer] et de l’administration Trump.»

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Tel que l’a rapporté le Pittsburgh Post-Gazette, les compagnies Century Aluminum et Magnitude 7 Metal, qui produisent de l’aluminium aux États-Unis, ont créé l’American Primary Alluminum Association (APAA), un lobby qui a fait des représentations auprès de l’administration Trump pour réimposer des tarifs sur l’aluminium canadien.

Encore la Russie!

Cette campagne d’influence révèle aussi, pour le professeur Tepper, des «dimensions géopolitiques»: une des compagnies à l’origine de l’APAA aurait des connections un producteur d’aluminium russe.

Ainsi, Century Aluminum, selon La Presse canadienne, serait détenue à 47% par l’entreprise suisse Glencore Pcl, qui détient l’exclusivité des droits d’importation d’aluminium russe aux États-Unis.

Glencore Pcl s’est engagé auprès de la minière Rusal à importer pour 16,3 milliards $ d’aluminium russe aux États-Unis dans les cinq prochaines années.

Auteur

  • Bruno Cournoyer Paquin

    Journaliste à Francopresse, le média d’information numérique au service des identités multiples de la francophonie canadienne, qui gère son propre réseau de journalistes et travaille de concert avec le réseau de l'Association de la presse francophone.

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