La porteuse de témoignages

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Publié 27/01/2015 par Annik Chalifour

Octobre 1988, deux étrangers attendent le comité d’accueil de l’Alliance des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) à l’aéroport de Léningrad.

Odette a l’impression d’être remontée dans le temps, en 1945. L’aérogare délabrée lui apparait terne et lugubre. Chargée de la diffusion du droit international humanitaire (1) au nom de la Croix-Rouge canadienne, la jeune femme participe au séminaire d’information du DIH organisé à Léningrad par le Comité International de la Croix-Rouge (CICR). L’événement international vise à permettre aux Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge d’échanger autour des outils de contribution à la paix dans le monde.

Il n’y a personne dans l’aérogare sauf quelques employés locaux faisant fi de la présence d’Odette et de son homologue de la Croix-Rouge italienne, Paolo, tout juste arrivé de Rome. Soudain on leur fait signe de se diriger vers une lourde limousine soviétique. La voiture s’arrête devant l’hôtel Pribaltiïskaïa, un immense palace, où les deux collègues rejoignent une soixantaine de participants au séminaire regroupés dans le spacieux lobby.

Les règles sont strictes: il est obligatoire de participer avec ponctualité à toutes les activités sous escorte des membres de l’Alliance. Il est interdit de quitter l’hôtel en tout temps. Sauf durant les sorties de groupe planifiées par les hôtes où la grande pauvreté des Léningradois défile sous le triste regard d’Odette, alors que Gorbatchev poursuit les réformes économiques et sociales (la perestroïka).

Chacun partage ses expériences sur le terrain. Odette revient d’une mission au Pakistan. Le pays est affecté par les déplacements de millions de réfugiés afghans en raison de la guerre en Afghanistan (2) opposant l’armée de l’URSS aux moudjahidines. Des centaines de blessés afghans sont transportés jour et nuit par la route extrêmement périlleuse depuis l’Afghanistan jusqu’à l’hôpital de guerre du CICR situé à Peshawar, ville frontalière au nord du Pakistan.

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L’hôpital est réservé exclusivement aux hommes, jeunes et vieux. Un bâtiment séparé héberge les dames afghanes revêtues d’un burqa et leurs filles, dont les soins sont procurés par un personnel médical exclusivement féminin. Il y a tellement de blessés que le CICR a dû rajouter plusieurs tentes d’armée arborant son emblème autour de l’hôpital, qui servent de lieux de triage.

Odette rapporte qu’à Peshawar un blessé sur trois, incluant femmes et enfants, doit subir une amputation tandis que plusieurs autres victimes restent paralysées suite à leurs blessures.

Outre l’hôpital de guerre, le CICR gère un programme de réadaptation pour les handicapés et un centre pour paraplégiques à Hayatabad. Durant quelques secondes Odette cesse de parler… Elle revoit mentalement la scène de l’amputation de la jambe d’une fillette dans la salle de chirurgie du CICR à laquelle elle a assisté il y a quelques mois.

On lui avait exceptionnellement permis d’accéder au bloc opératoire, habillée d’une blouse et d’un chapeau de chirurgie, afin de prendre des photos pour fins de diffusion, de recrutement et de formation.

La chirurgie de guerre fait partie du rôle médical du CICR dans le contexte de l’application des Conventions de Genève. Le but ultime est de protéger tous ceux et celles qui se retrouvent piégés dans une zone de conflit: civils, combattants blessés, détenus. Ils ont tous droit à l’aide médicale et à la protection, neutre et impartiale, du CICR.

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La Canadienne témoigne de la vie restrictive des femmes expatriées à Peshawar. Elles ne peuvent jamais se déplacer sans être accompagnées d’un délégué du CICR. Dès qu’elles sortent en public, elles doivent complètement se couvrir incluant une écharpe sur la tête. Odette avoue avoir été chanceuse qu’on lui ait permis de visiter le turbulent bazar de Peshawar et de circuler à travers la Khyber Pass dans un véhicule du CICR. Sous contrôle pakistanais la vallée mène à Kaboul, au cœur d’un paysage aride affublé de gigantesques montagnes.

En Afghanistan, la violence prédomine jusqu’à nos jours. Le 23 novembre 2014 les médias rapportaient que 57 personnes avaient été tuées et une soixantaine blessées par un kamikaze qui s’est fait exploser au milieu des spectateurs d’un match de volley-ball dans le district de Yahya Khail (province afghane de Paktika), près de la frontière du Pakistan.

Le CICR continue d’observer la situation sur le terrain, de prêter assistance aux blessés, de soutenir les services de soins de santé et de protéger les prisonniers. Pour réussir en mission avec le CICR, il faut taire ses émotions et réprimer ses propres opinions, confiait Odette. Mais en fait, elle n’a jamais été impartiale, elle prenait parti pour les victimes de guerre.

(1) Le droit international humanitaire (DIH) réfère aux Conventions de Genève (1949) et leurs Protocoles additionnels (1977) dont l’intention est de protéger les droits des victimes de guerres.

(2) La guerre d’Afghanistan opposant l’armée de l’URSS et les moudjahidines a duré dix ans (1979-1989).

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Cette chronique est une série de petites histoires tirées de mon imaginaire et de faits vécus, dont j’ai été témoin au cours de mon long chapitre de vie parmi le monde des expatriés et des immigrants. Un fil invisible relie ces gens de partout selon les époques, les lieux, les événements, les identités et les sentiments qu’ils ont traversés. – Annik Chalifour

Auteur

  • Annik Chalifour

    Chroniqueuse et journaliste à l-express.ca depuis 2008. Plusieurs reportages réalisés en Haïti sur le tourisme solidaire en appui à l’économie locale durable. Plus de 20 ans d'œuvre humanitaire. Formation de juriste.

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