La cuisine des femmes

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Publié 01/08/2006 par Daniel Soha

à Katherine

Faisons fi, du moins quelque temps, de la cuisine de notre bon vieux terroir, c’est-à-dire d’une exquise normalité, pour exploiter certains de nos égarements, de nos délires, de ce que nous pensions peut-être et à tort, au tout début de l’Aventure, n’être qu’un accident de parcours géographique ou sentimental.

Car s’il s’agit aujourd’hui de «cuisine des femmes», le mot «femme» doit être rigoureusement interprété dans son sens restrictif mais noble d’épouse.

En effet, notre propos n’est point ici de renforcer la croyance aveugle et insensée selon laquelle la féminité des femmes ne les rendrait aptes qu’à la popote, alors que la virilité des hommes les prédisposerait à un plus grand esprit de pénétration culinaire.

Bien au contraire, nous souhaiterions rendre hommage à celles de nos conjointes qui, non françaises, ont su s’envelopper des mystérieux fumets qui ont préludé à notre séduction, celles qui, tout en vivant tranquillement leur différence, nous ont entraînés dans des labyrinthes de sensualité où nous nous sommes délicieusement perdus et dont nous ne sommes pas près de revenir.

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En d’autres termes, une petite parenthèse dans notre chronique gastronomique, une «mini-série» que l’on pourrait également appeler «la cuisine de ces allophones qui, en nous épousant, se sont dévoilées dans toute l’étendue et tous les prolongements possibles de la volupté»; ceci, entre autres, aura le bénéfice de nous faire échapper à des problématiques dépassées d’andouilles et de ronds de flan pour saupoudrer notre vie d’un exotisme salutaire, culturellement libérateur et créatif.

Charité bien ordonnée commençant par soi-même, je parlerai avant tout de cette cuisine populaire terre-neuvienne que j’ai découverte il y a bien un quart de siècle et qui, arrosée libéralement de rhum, m’a fait très tôt chavirer dans l’univers iodé des sirènes où la fourche du triton faisait office de flèche de Cupidon.

Et si je dis «cuisine populaire», c’est qu’il faut bien réaliser que l’ambition ultime du Terre-Neuvien moyen était alors d’accéder au bien-être qui lui permette d’acheter un pavé de boeuf au supermarché et de le faire cuire des heures, le tuer une deuxième fois en somme, jusqu’à réduire son essence à une masse grisâtre à texture cartonnée, et ce dans l’odeur pisseuse de chou de Bruxelles qui accompagne toujours une cuisine anglaise de bon ton.

Dans cet univers-là, les produits de l’océan étaient déconsidérés, on appelait avec mépris les crabes «araignées de mer», et les enfants les moins fortunés se cachaient pour manger à l’école les honteux sandwiches au homard que leur avaient préparés leur mère dans leur coupable dénuement.

Dans cet univers-là, d’infâmes gargotes servaient sur le bord de la route des langues et joues de morues frites dont la finesse rappelle la coquille Saint-Jacques, et un «poisson», c’est-à-dire un cabillaud, acheté sur le port, coûtait un dollar quelle que soit sa taille.

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Et dans ce monde que l’on croyait immuable où le politiquement correct n’avait pas encore usurpé les prérogatives de la tradition et du bon sens, on savourait aux jours de fête la chair noire et capiteuse des phoques que des chasseurs scrupuleux ramenaient avec révérence et parcimonie d’expéditions pleines de périls dans le Grand Nord.

Le plat d’aujourd’hui s’appelle «Fish and Brewis» (prononcer: «bruise»). «Fish», ce n’est pas n’importe quel poisson, c’est le poisson par excellence: la morue. Et «Brewis», ou «hard bread» ou encore «hardtack», c’est ce biscuit déshydraté fait de farine, d’eau et de sel que les pêcheurs emportaient avec eux dans leurs longs périples, immangeable car dur comme du bois, mais d’une durée de préservation illimitée.

Ingrédients

De la morue salée
Du «Brewis»
Du lard de poitrine salé,
ou «fat back»
Des pommes de terre (facultatif)
Des carottes (facultatif)
Des oignons (facultatif)

Préparation

Le soir, faire tremper la morue dans de l’eau froide.

Prendre un marteau et casser le Brewis en morceaux de taille moyenne. Le faire aussi tremper dans de l’eau froide.

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Le lendemain, changer l’eau de la morue. Faire bouillir une vingtaine de minutes ou jusqu’à ce que la chair de la morue commence à se détacher. Faire également bouillir l’eau du Brewis.

Pendant ce temps, couper le lard de poitrine en dés et le faire frire.

Ces morceaux, une fois dorés et bien craquants, porteront le nom local très évocateur de «scrunchions».

Verser cette friture par-dessus la morue et le Brewis.

Pour enrichir un peu ce mets d’une désarmante simplicité qui serait resté un plat du pauvre si le prix de la morue n’avait en une génération dépassé celui du steak, on pourra également faire frire en même temps que les scrunchions des oignons coupés en lamelles, et ajouter au menu des pommes de terre et des carottes bouillies.

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J’ai failli détruire une tradition de plusieurs siècles en proposant comme condiment un petit aïoli. Iconoclaste, mais délicieux.

Approvisionnement

À Toronto, on peut se procurer les ingrédients nécessaires au magasin de produits terre-neuviens appelé «Seaport Merchants» (1101 Victoria Park Avenue, au sud de St. Clair, téléphone: 416-755-9960).

On y trouvera aussi, entre autres: des homards frais (les amateurs avertis pourront préciser s’ils veulent des mâles ou des femelles), des cigales de mer en conserve, du lapin de garenne surgelé, du boudin («black pudding»), des ailerons de phoque si on a de la chance (même en saison, les arrivages sont irréguliers) et un saumon fumé à la chaleur, dont la saveur et la finesse sont purement extraordinaires.

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