J’ai serré la main du diable: diaboliquement pertinent

Partagez
Tweetez
Envoyez

Publié 09/10/2007 par Yann Buxeda

Diffusé dans une centaine de salles à travers le Canada depuis le 26 septembre, J’ai serré la main du diable de Roger Spottiswoode, adaptation du livre éponyme du général des Forces armés canadiennes Roméo Dallaire, livre un témoignage poignant sur les exactions commises au Rwanda en 1994. L’occasion de revenir sur l’histoire malheureusement trop méconnue de l’un des génocides les plus barbares de l’histoire moderne.

En géopolitique comme en rugby, c’est toujours de la faute des Anglais. L’adage, plus que jamais d’actualité en cette période de célébration de l’ovalie et de conflits géostratégiques majeurs au Moyen-Orient, est évidemment d’origine française.

Cette fois pourtant, c’est bien à la conscience de la francophonie que Shake Hands With The Devil fait appel, plus exactement à celle de nos cousins belges.

Car si les Britanniques ont maintes fois démontré leurs capacités à déstabiliser une région du monde à coups de décolonisation hasardeuse, la Belgique – dans l’indifférence générale – a su façonner le Rwanda en une poudrière instable avant de s’en détacher.

Nous sommes en 1959, et la société rwandaise, après la brève colonisation allemande et la prise de pouvoir belge, est maintenant articulée autour d’un système de société à l’occidentale, faite de castes et de différenciations ethniques.

Publicité

Le germe de la discorde, planté trente années plus tôt, a fait des Tutsis – plus grands et plus clairs de peau d’après les colonisateurs – la caste supérieure. Celle des potentiels dirigeants, selon les colons belges qui les jugent «plus aptes à diriger que les Hutus».

C’est pourtant Grégoire Kayibanda, un Hutu, qui accède à la présidence de la République du Rwanda en 1961, période post-coloniale qui marque également le premier exil de Tutsis et qui annonce déjà les tensions musclées entre les deux groupes.

En décembre 1963, le tout premier massacre de Tutsis d’envergure génocidaire est perpétré, sous le regard d’une communauté internationale déjà amorphe. En quelques jours, le Rwanda perdra plusieurs milliers de ses enfants.

Des prémisses que suivront trente années d’instabilité politique, de massacres, de tentatives de reprise du pouvoir par les Tutsis exilés en Ouganda, d’interventionnisme contesté de la Belgique puis de la France – l’Opération Noroît clôturera notamment la période que l’on qualifie à tort de pré-génocidaire.

C’était en 1994. Dans l’indifférence la plus totale, le Rwanda allait connaître l’une des plus violentes série d’exactions de l’histoire de l’humanité.

Publicité

L’histoire

Témoin «privilégié» – les guillemets sont de mise – des exactions au Rwanda en 1994, le général des Forces armées canadiennes Roméo Dallaire a mis sept ans pour retranscrire sur papier ne serait-ce qu’un léger aperçu du traumatisme qui le hante depuis.

Lorsqu’il arrive à Kigali en 1993, Roméo Dallaire ne sait pas encore qu’il pose déjà un pied en enfer.

Dans les textes, son intervention se veut une mission de maintien de la paix classique dans le cadre de l’accord de paix d’Arusha. Censé signifier la fin des hostilités entre l’armée gouvernementale rwandaise et les rebelles du Front patriotique du Rwanda, il consiste en la création temporaire d’une zone démilitarisée que les casques bleus contrôleront afin de surveiller la fin des hostilités.

Très vite, Dallaire et les observateurs militaires sur place se rendent compte que la situation est bien plus complexe vue de l’intérieur et qu’un investissement plus intense de l’ONU est nécessaire. Dallaire obtient des Nations unies la création d’une mission pour l’assistance au Rwanda (Minuar), le 5 avril 1994, dont il prend le commandement.

Un projet développé afin de permettre la démobilisation des factions guerrières, le rapatriement des réfugiés et la mise en place d’un gouvernement provisoire dans l’attente d’élections démocratiques.

Publicité

Mais seize jours plus tard, alors que les preuves de génocide s’accumulent et que les massacres de Tutsis et de Hutus modérés se multiplient, l’ONU fait marche arrière après l’assassinat de dix casques bleus belges par la garde présidentielle et réduit le contingent à un peu plus de 200 hommes malgré les recommandations du général Dallaire.

Une fuite des effectifs qui signifie en substance le massacre des quelque 30 000 réfugiés placés dans des enceintes sous la protection de la coalition internationale.

Confronté à un problème de conscience majeur, le général Dallaire refuse de se conformer aux ordres et invite ses soldats à en faire de même.

Dans l’incapacité de réagir efficacement face à l’ampleur du conflit, poings liés par une ONU frileuse à l’idée de s’investir pleinement dans un conflit interne meurtrier et complexe à appréhender, Roméo Dallaire demandera son remplacement à la tête de la Minuar quelques semaines plus tard et quittera le Rwanda marqué, traumatisé et désabusé.

Le film

Lorsque le livre du Général Dallaire est sorti, sept ans après son retour, il a participé peut-être plus que n’importe quel autre phénomène à la vulgarisation de l’appréhension du génocide du Rwanda par la population.

Publicité

Tantôt crispant, émouvant, parfois écoeurant et souvent choquant, J’ai serré la main du diable: La faillite de l’humanité au Rwanda, avait dressé un portrait violent d’un génocide passé sous silence malgré les quelque 800 000 personnes massacrées en une centaine de jours.

Dallaire était à cette période le témoin de loin le mieux placé pour avoir une vision certes occidentale mais néanmoins impartiale entre les divers acteurs du génocide. Un argument de vente massue qui aurait pu faire de ce livre un simple compte-rendu historique de faits commentés par le général.

Mais Dallaire avait fait de ce recueil de souvenirs et d’analyses une sorte de journal intime de sa thérapie comme pour expier ses propres erreurs et celles de la communauté internationale, se livrant corps et âme à la page blanche comme il l’aurait fait face à son thérapeute.

Cette confidence, coeur de l’ouvrage qui en a résulté, était probablement le plus lourd défi de Roger Spottiswoode lorsqu’il a décidé de s‘atteler à l’adaptation cinématographique du livre.

Et le choix de Roy Dupuis, étoile montante mais déjà bien visible du cinéma québécois, s’avérait lui aussi risqué lorsque l’on sait à quel point il est difficile pour un faciès connu d’en épouser les traits d’un autre.

Publicité

Autant de variables qui pouvaient faire de J’ai serré la main du diable version grand écran un film de grande qualité comme une innommable déjection audiovisuelle. Et le verdict est sans appel… courez en salle!

Si l‘on peut peut-être regretter la position quelque peu occidentalisée du propos du film, ainsi que l’accentuation héroïque – contestable ou non – de l’action du général Dallaire, le tour de force de Spottiswoode est d’avoir su rendre compte des états d’âme de son personnage principal avec parcimonie.

Jamais il ne sombre dans le syndrome Rambo – perspective quelque peu cavalière – ni dans les méandres insipides des bons sentiments qu’inspirent les gentils tout beaux face aux méchants pas biens.

Roy Dupuis, déjà irréprochable lorsqu’il avait pris les traits du joueur de hockey Maurice Richard dans le film éponyme, endosse cette fois un costume de général qui lui sied à ravir.

Outre son étonnante ressemblance physique avec Roméo Dallaire, Roy Dupuis interprète sans fausses notes la partition de vie pourtant complexe d’un homme sans cesse tiraillé entre le désir de régler les choses et la peur de découvrir toujours plus d’immondices.

Publicité

Tourné en grande partie au Rwanda, le film offre également de magnifiques plans larges qui contribuent à inviter le spectateur au coeur de l’histoire.

Moins sanglant qu’Hotel Rwanda, plus occidentalisé qu’Un dimanche à Kigali, J’ai serré la main du diable s’avère être, à l’image du livre, une oeuvre majeure du paysage audiovisuel en ce qui a trait au génocide du Rwanda.

Et c’est avec ce genre de travaux, de documentaires fictionnels, que la conscience collective s’attise un peu plus chaque jour et se focalise sur un nombril un peu plus lointain que celui que l’on se plait à contempler du haut de notre «belle et paisible» Amérique du Nord…

Auteur

Partagez
Tweetez
Envoyez
Publicité

Pour la meilleur expérience sur ce site, veuillez activer Javascript dans votre navigateur