L’ingérence électorale étrangère: il est temps de prendre la menace au sérieux

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Un rapport rendu public au début de juin 2024 révèle qu’un nombre indéterminé de parlementaires auraient fourni des renseignements confidentiels à des puissances étrangère. Photo: Mélanie Tremblay, Francopresse
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Publié 12/06/2024 par Geneviève Tellier

Voilà un an et demi que le dossier de l’ingérence électorale étrangère est apparu dans la sphère publique. Un troisième rapport sur le sujet vient de mettre au jour l’ampleur du problème. Or, aveuglés par la partisanerie, les parlementaires font fi des moyens déjà à leur disposition pour surveiller de telles menaces.

On savait depuis quelque temps déjà que des pays étrangers tentaient d’influencer les résultats électoraux au Canada, mais ce n’était pas un sujet fréquemment abordé. On avait surtout l’impression que la menace venait des médias sociaux.

Des «puissances étrangères» essayaient, pensait-on, de s’immiscer dans les campagnes électorales en faisant circuler de fausses informations à propos des candidats et des partis sur diverses plateformes numériques.

Mais à l’automne 2022, des fuites dans les médias commencent à alerter l’opinion publique. Des tentatives d’ingérence étrangère se seraient produites lors des élections fédérales de 2019 et de 2021. Le problème serait donc plus sérieux qu’on le pensait.

Dans la foulée de ces allégations, une série d’enquêtes ont été lancées. Certaines par le premier ministre canadien et d’autres par les parlementaires.

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Trois rapports importants

Le premier rapport a été préparé par l’ancien gouverneur général du Canada, David Johnston, nommé rapporteur spécial indépendant par le premier ministre. M. Johnston devait examiner si une enquête publique sur l’ingérence électorale étrangère était nécessaire. Son rapport, paru en mai 2023, ne recommandait pas la tenue d’une telle enquête.

Le second rapport a été publié par la commissaire Marie-Josée Hogue, qui préside la Commission sur l’ingérence étrangère mise sur pied par le gouvernement fédéral, malgré l’avis contraire de son rapporteur spécial.

Déposé début mai 2024, ce rapport initial de la commissaire conclut qu’il y a bel et bien eu de l’ingérence étrangère durant les élections de 2019 et de 2021. Toutefois, cette influence n’aurait pas eu d’effet sur les résultats des deux élections.

Enfin, le troisième rapport a été déposé par le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement. Contrairement à ce que son nom laisse sous-entendre, ce comité a été mis sur pied par le premier ministre et non par les parlementaires eux-mêmes. Il se compose néanmoins de sénateurs et de députés de tous les partis à la Chambre des communes.

Un nombre indéterminé d’élus

Ce rapport d’abord déposé en mars 2024 a été rendu public au début de juin 2024. Il révèle qu’un nombre indéterminé de parlementaires auraient fourni des renseignements confidentiels à des puissances étrangères, notamment la Chine et l’Inde et dans une moindre mesure la Russie, le Pakistan, l’Iran ainsi que d’autres pays qui ne sont pas nommés.

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Dans certains cas, des parlementaires ont sciemment fourni des informations confidentielles. Dans d’autres cas, ils l’auraient fait par aveuglement plus ou moins volontaire. Et cela ne se serait pas simplement produit lors des deux dernières élections générales.

Des trois rapports, c’est certainement le dernier qui est le plus intéressant. Il est le plus complet, le plus détaillé et aussi le plus inquiétant.

Il existe bel et bien de l’ingérence électorale étrangère. Elle prend de multiples formes et elle s’observe à tous les paliers de gouvernement, durant et en dehors des campagnes électorales. Les deux rapports précédents n’avaient pas réussi à bien saisir l’ampleur de la menace.

Depuis la publication de ce rapport, plusieurs aimeraient savoir qui sont les parlementaires ciblés par les allégations de collaboration avec des pays étrangers. Faut-il publier les noms? La version non caviardée du rapport les fournit.

Le hic est qu’il y a très peu de personnes qui peuvent lire et ont lu cette version. De plus, une fois que ces personnes sont habilitées à lire le rapport, elles ne peuvent pas en divulguer le contenu.

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Une question difficile à trancher

Pour certains, la présomption d’innocence et la protection des sources de renseignements doivent prévaloir. Pour d’autres, la reddition de compte et la transparence doivent être la priorité, car le public doit être informé.

Les deux arguments sont valables. Nous sommes ainsi confrontés à une situation complexe pour laquelle il n’existe pas de solutions simples.

Par contre, nous constatons que le processus utilisé actuellement pour gérer les allégations d’ingérence étrangère ciblant des parlementaires mène à une impasse. Tout est centralisé entre les mains du premier ministre.

Seuls lui et quelques-uns de ses ministres possèdent des informations importantes concernant les agissements de certains parlementaires. Mais les autres parlementaires n’ont pas accès à ces informations.

Le premier ministre dispose donc de renseignements privilégiés qui concernent soit des députés de son propre parti, soit des députés de l’opposition.

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Par ailleurs, c’est le premier ministre qui a l’autorité de décider ce qui peut ou ne peut pas être dévoilé publiquement.

Le premier ministre est donc à la fois juge et partie.

Ce système ne peut pas bien fonctionner. D’ailleurs, nous le voyons déjà. Au lieu de voir les parlementaires débattre d’un réel problème de sécurité nationale, nous assistons actuellement à une joute hautement partisane, qui tourne autour du refus du premier ministre de divulguer des noms.

Des ressources parlementaires

Il est plus que temps de réformer les procédures concernant la surveillance de l’ingérence électorale étrangère. Il s’agit d’un enjeu qui concerne au premier chef les parlementaires. C’est donc à eux d’agir.

Pour y parvenir, ils peuvent déjà compter sur plusieurs ressources. Le directeur général des élections, responsable de la bonne conduite des élections fédérales, et la commissaire aux élections, qui veille à l’application de la Loi électorale canadienne, sont deux agents du Parlement qui travaillent au nom des parlementaires et ne sont redevables qu’à ces derniers.

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L’une ou l’autre de ces personnes ou les deux pourraient très certainement assumer la responsabilité de la surveillance de l’ingérence électorale étrangère.

Par ailleurs, la préparation du rapport du Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement a montré que les parlementaires peuvent travailler ensemble, avoir accès à des renseignements classifiés et produire des analyses de qualité.

Rien donc n’empêche les parlementaires de mettre en place leurs propres règles et procédures pour remplacer celles actuellement utilisées par le gouvernement qui donnent un avantage indu au parti au pouvoir.

Les parlementaires possèdent toute l’autorité, les ressources et les structures nécessaires pour procéder à ces changements. Espérons qu’ils auront aussi la volonté de le faire.

Auteurs

  • Geneviève Tellier

    Professeure à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa. Ses recherches portent sur les politiques budgétaires des gouvernements canadiens. Elle commente régulièrement l’actualité politique et les enjeux liés à la francophonie dans les médias.

  • Francopresse

    Le média d’information numérique au service de la francophonie canadienne, qui travaille de concert avec les journaux membres de Réseau.Presse.

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