Depuis des années, Arno prend un malin plaisir à barbouiller, de sa voix de Tom Waits des Flandres, les chansons des autres, avec des résultats qui ne sont jamais moins que fascinants. Ce n’était donc qu’une question de temps avant qu’on rassemble lesdites incursions sur un seul album. Covers Cocktail (Delabel/EMI) a quelque chose d’intoxicant, comme une soirée passée à échantillonner des alcools divers, mais qui nous brûlent invariablement un trou au creux du bide.
Question d’établir d’entrée de jeu la thématique, Arno y va d’un duo avec Stephan Eicher autour de Ils ont changé ma chanson (Look What They’ve Done to my Song, Ma) le vieux succès folk de Melanie. De là, Arno nous emmène de surprise en provocation, beuglant l’incroyable Ubu de son compatriote Dick Annegarn, transformant le Mother’s Little Helper des Rolling Stones en ballade désabusée (rendant admirablement l’insoutenable lassitude du personnage), et prêtant au fameux Sarah de Moustaki («La femme qui est dans mon lit n’a plus vingt ans depuis longtemps») tout le poids du blues. Si les morceaux tirés du répertoire soul et blues sont efficaces (Walkin’ The Dog, Rollin’ And Tumblin’), ils s’avèrent nettement moins essentiels, du fait qu’Arno ne s’y éloigne guère de ses modèles.
En autres mots, c’est surtout lorsqu’Arno caresse des classiques à rebrousse-poil que l’originalité de sa démarche s’impose le plus éloquemment. Pour s’en convaincre, il suffit de l’entendre décaper le vernis pop de Knowing Me, Knowing You pour nous révéler la douleur nue derrière la mélodie classique d’Abba. Ce qui aurait pu n’être que gageure s’impose comme le chemin le plus direct vers l’essence de cette chanson, et la preuve la plus tangible de l’étrange génie d’Arno.
Montréal, Arizona
Une douzaine d’années après l’original, le Québec détient maintenant sa propre version de Calexico. Pour ceux qui l’ignorerait, Calexico, c’est ce groupe qui a poussé à l’ombre des cactus de l’Arizona (à Tucson, si je ne m’abuse), créant une musique – plus canevas que chansons – à l’image de ce décor d’une impitoyable beauté. Au fil d’une poignée d’albums cousus main et enregistrés en marge de toute attente commerciale, ces sorciers du sud-ouest ont créé une mythologie sonore qui emprunte à parts égales à la musique de chambre et aux bandes-son des spaghetti-westerns de Sergio Leone.
Mais pour revenir à nos Québécois, ils ont pour nom Rodéoscopique, et pour ne pas se compliquer la vie, c’est également le titre qu’ils ont donné à leur premier album, paru le mois dernier chez Audiogram. S’entourant d’une demi-douzaine de complices (dont le brillant violoniste Guido del Fabbro et le maître du pedal steel, Rick Haworth), le multi-instrumentiste et compositeur Antoine Berthiaume nous propose rien de moins que la trame sonore d’un film qui n’existe pas, avec ses plans panoramiques, ses intérieurs clairs-obscurs et ses personnages qui transpirent sous le soleil exactement. Tout cela se déplace tranquillement, comme si un excès de mouvement constituait pour nos protagonistes une dépense d’énergie potentiellement fatale.
Si les titres soulignent la filiation far-west (Alamo, Tumbleweed, Tombstone, Éperons d’argent), Berthiaume et compagnie ont le don de taquiner les clichés sans céder tout à fait à la tentation du pastiche de Il était une fois dans l’Ouest. Leur film à eux est forcément américain, mais nous vient d’une Amérique qui n’aurait pas perdu la capacité de raconter de nouvelles histoires en s’inspirant de ses vieilles mythologies.