Être singulier et pluriel, au présent et au passé, dans le réel et dans l’abstrait

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Publié 22/07/2014 par Paul-François Sylvestre

Alain Bernard Marchand a été finaliste du Prix des lecteurs Radio-Canada pour son roman Le Sept cent vingt-cinquième numéro d’Apostrophes. Un roman comme il ne s’en est jamais écrit. Les 160 pages relatent la 725e entrevue réalisée fictivement pour Apostrophes (qui n’en a eu que 724 avant d’être remplacée par Bouillon de culture).

Ni le nom de l’animateur ni celui de l’invité ne sont mentionnés, mais on devine assez rapidement que l’invité est nul autre qu’Alain Bernard Marchand. Bernard Pivot aurait mieux fait de le convier à Apostrophes plutôt que de recevoir Denise Bombardier. Nombre de ses propos sont tout simplement dignes d’un Grand Dictionnaire des citations littéraires.

Le roman est écrit d’un seul élan, pas de chapitres ou de sections clairement découpées. La parole passe souvent de l’animateur à l’invité par le biais de très brèves et incisives mises en situation. En voici quelques-unes pour l’animateur: «L’animateur, comme s’il poussait l’eureka.» «L’animateur, avec un sourire de complaisance.» «L’animateur, narquois.» «L’animateur, proverbial.» «L’animateur, avec un grain de malice.»

Et pour son invité: «L’invité, comme s’il rendait un oracle.» «L’invité, à la volée.» «L’invité joueur.» «L’invité, en coup de cymbales.» «L’invité ne bronche pas.» «L’invité, primesautier.»

On sait qu’Alain Bernard Marchand est né à Shawinigan, a grandi sur les rives du lac Huron et vit à Ottawa. Son roman livre plein de détails sur son parcours littéraire. On apprend d’abord qu’il préférait un livre à une rondelle, ce qui faisait de lui «le plus dégénéré d’entre tous à l’école». On découvre ensuite qu’il a appris à parler anglais en lisant Shakespeare, avec l’aide des enseignants Mme Eaton, Mlle Schwartz et M. Querengesser.

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Ceux qui ont lu Chants d’un autre siècle (2012) savent que les chansons ont toujours accompagné l’auteur et lui «ont laissé des souvenirs dans ses pas».

Au sujet de Françoise Hardy, il précise ici que «beaucoup de mes livres se sont forgés dans le creux de sa voix, en se frayant un chemin jusqu’à ma tête, et de ma tête jusqu’à la page».

J’ai mentionné plus tôt que les propos d’Alain Bernard Marchand sont souvent dignes d’un Grand Dictionnaire des citations littéraires. Permettez que je vous en fasse savourer au moins trois. D’abord: «Les livres sont pour moi la preuve et l’épreuve de la relativité. Nous y sommes ici et ailleurs, singulier et pluriel, au présent et au passé, dans le réel et dans l’abstrait.»

Et puis: «Écrire consisterait à recoudre en nous les lambeaux de chair que sont les mots des autres. La mémoire des écrivains serait une drôle de couturière qui retaille les livres pour s’en tailler un à sa mesure.»

Et enfin: «Après tout, qu’est-ce que le théâtre sinon ce mélange de proximité et d’infini, de voix qui se font entendre et qui se répètent, en un point convergent de l’espace et du temps?»

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Ce roman-essai claironne haut et fort que les livres ont besoin de nos mains et de nos yeux pour entreprendre leur voyage de germination. Celui, par-delà l’espace et le temps, de l’esprit des lettres. En adoptant la formule de l’entrevue à la Bernard Pivot, l’auteur donne à son ouvrage un rythme finement ciselé.

Le style l’est aussi. Alain Bernard Marchand note, par exemple, que les écrivains «s’évertuent à panser les plaies du monde et à le penser autrement».

Ce qui est rare a souvent plus de valeur. «Moins il existe d’images d’un auteur et plus celles-ci gagnent en valeur.» L’auteur donne l’exemple de l’image que presque tout le monde a retenu du poète Émile Nelligan: «vingt ans, des yeux de myope, les lèvres gourmandes, les cheveux en vagues, […] emmitouflé dans un paletot gris».

Nombre d’auteurs sont scrutés ou sondés dans ce petit bijou de roman. Selon Gide, «l’unique devoir de l’auteur est de dire ce que personne d’autre ne pourrait dire à sa place. […] Se distinguer des autres équivaut à manifester sa différence.»
Au sujet de Roland Barthes, son gourou inspiré, Alain Bernard Marchand écrit qu’il lui doit «l’intime conviction qu’écrire consiste à ne pas penser plus vite que la main ne peut aller sur la page. Toute écriture naît de ce ralentissement de la pensée par la main.»

Le Sept cent vingt-cinquième numéro d’Apostrophes est un brillant roman qui prend la forme d’un tête-à-tête commémoratif d’une émission littéraire qui a marqué l’histoire de la télévision, et qui a le grand mérite de s’interroge sur ce qui, de tous les livres que nous lisons, reste et constitue le fondement de nos mémoires.

Auteur

  • Paul-François Sylvestre

    Chroniqueur livres, histoire, arts, culture, voyages, actualité. Auteur d'une trentaine de romans et d’essais souvent en lien avec l’histoire de l’Ontario français. Son site jaipourmonlire.ca offre régulièrement des comptes rendus de livres de langue française.

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