Deux points de vue valent mieux qu’un

Voit-on le monde différemment selon la langue qu’on parle?

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Voyez-vous un homme ou une femme?
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Publié 01/02/2020 par Michèle Villegas-Kerlinger

Charlemagne, roi des Francs et des Lombards, empereur d’Occident jusqu’en 814, aurait dit: «Parler une autre langue, c’est avoir une autre âme».

Pour Federico Fellini, réalisateur et scénariste italien, «une langue différente est une vision différente de la vie».

Stéphan Déry, président-directeur général du Bureau de la traduction du Canada et bilingue, a dit ce qui suit: «Pour moi, c’est une évidence: découvrir une autre culture nous ouvre les yeux sur de nouvelles façons de penser et d’agir.»

De la même façon qu’on peut voir deux images dans une illusion optique, peut-on penser ou voir le monde différemment selon la langue qu’on parle?

Langue et langage

Déjà au 4e siècle, Aristote, le fameux philosophe grec, s’intéressait au rapport entre le langage et la pensée. Et, si Descartes disait que la pensée est le propre de l’homme, le langage est, lui aussi, universel.

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Mais, qui dit langage, ni dit pas langue. Le langage est la capacité de s’exprimer par la parole alors que la langue est la manifestation de cette capacité. Le français et l’anglais, par exemple, sont des langues, pas des langages.

Les universalistes, tel que le linguiste américain Noam Chomsky, croient que nous pensons tous de la même façon, quelle que soit notre langue, en raison de la nature universelle du langage.

Mais depuis les premières études linguistiques des langues autochtones en Amérique du Nord, datant de la fin du 19e siècle, les avis sont partagés sur ce point.

Le relativisme linguistique

Le relativisme linguistique, ou l’hypothèse de Sapir-Whorf, nommée en honneur de l’anthropologue américain et de son étudiant, est la théorie selon laquelle la langue affecte et reflète les actions et les pensées de ceux qui la parlent.

Cette hypothèse est partagée par des imminences grises comme Wilhelm von Humboldt, linguiste allemand, Claude Lévi-Strauss, anthropologue et ethnologue français, et plus récemment Dan Slobin, professeur de linguistique et de psychologie à l’université de la Californie.

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Bien que critiquée par certains spécialistes, notamment les universalistes, elle a de nombreux adeptes.

Droite, gauche, est, ouest

Lera Boroditsky, professeure de langage et de cognition à l’Université de Stanford, a fait une expérience auprès de la communauté de Pormpuraaw en Australie.

Puisque les mots «droite» et «gauche» n’existent pas dans la langue de ce peuple, la chercheuse a élaboré un test pour voir comment les locuteurs désignent ces concepts. Mme Boroditsky a montré aux participants des images qu’ils devaient aligner dans le sens de leur déroulement temporel.

Pour un francophone, l’ordre logique serait de gauche à droite. Mais, les volontaires de cette expérience ont invariablement orienté les images de l’Est à l’Ouest. Donc, pour exprimer les concepts de «gauche» et de «droit», les membres de cette communauté utilisent des points cardinaux.

Accidents sans responsables

Dans une autre expérience, Lera Boroditksy a montré à des sujets hispanophones et anglophones des scènes de petits accidents causés par différents personnages. Le résultat? Les hispanophones se souvenaient moins bien que les anglophones des responsables des accidents. Pourquoi, vous demandez-vous?

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Il faut savoir qu’en français, comme en anglais, si quelqu’un brise une assiette, nous disons «Gabriel a brisé l’assiette» ou «L’assiette a été brisée par Gabriel».

En espagnol, on dira plutôt «Se rompió el plato» s’il s’agit d’un accident. L’équivalent en français serait «L’assiette s’est brisée» (toute seule). Il n’y a pas de fautif!

Pourtant, s’il ne s’agit pas d’un accident, la phrase en espagnol imite la construction active en français et en anglais: «Gabriel rompió el plato.»

Le français et l’anglais ne font pas cette distinction. Si quelqu’un dit «Je me suis cassé le bras», on tient pour acquis qu’il s’agit d’un accident.

Le temps d’en dessous

Pour les Aymara, peuple originaire de la région du lac Titicaca en Amérique du Sud, le passé se situe devant et l’avenir, derrière.

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En Mandarin, le temps est représenté plutôt verticalement et non horizontalement comme dans la plupart des langues européennes. Le passé est au-dessus et l’avenir en dessous.

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Deux femmes Aymara de Bolivie

Langues non genrées

Les langues romanes ont deux genres: le masculin et le féminin. L’allemand en a trois: le masculin, le féminin et le neutre. L’anglais en a deux pour désigner les personnes, mais aucun pour nommer les objets.

Selon Anne Abeillé, professeure de linguistique à l’Université Paris Diderot, il y a des langues sans genre comme le chinois, le japonais ou le turc, et d’autres, surtout en Afrique, qui ont une dizaine de genres.

Toujours d’après Mme Abeillé, «la plupart des langues du monde ne possèdent pas de genre grammatical et seule une centaine de langues possèdent deux ou plusieurs genres.»

En hébreu, le mot «tu» dépend du genre de la personne. En finnois, par contre, tous les pronoms sont neutres. Une expérience datant des années 1980 a montré que les enfants parlant hébreu prenaient conscience de leur propre genre un an plus tôt que les enfants finlandais.

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L’expérience de Panos Athanasopoulos

Une des expériences les plus intéressantes sur le sujet a été réalisée en mars 2015 par Panos Athanasopoulos, professeur de linguistique à université de Lancaster. Les résultats ont été publiés dans Psychological Science.

Des sujets bilingues en allemand et en anglais et des Allemands et des Anglais monolingues ont été soumis à un examen pour déterminer à quel point la langue affecte leurs réactions.

Les sujets ont visionné des clips vidéo dans lesquels une femme marchait vers une voiture ou un homme pédalait en direction du supermarché. Les participants devaient décrire les scènes.

Woman Walking Near Sedan
Comment décririez-vous cette scène?

En examinant la vidéo, les Allemands unilingues ont dit qu’une femme marchait à sa voiture ou qu’un homme pédalait vers le supermarché. Ils tenaient compte à la fois de l’action et de son objectif.

Les Anglais monolingues ont plutôt fait abstraction de l’intention en disant que la femme était en train de marcher ou l’homme, en train de pédaler. Les anglophones n’ont pas fait de lien entre l’action et son but, mettant tout l’accent sur l’action elle-même.

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Cette différence trouverait son explication dans les temps verbaux des deux langues. Pour exprimer une action en cours, l’anglais utilise un gérondif avec la terminaison «ing»: «walking», «riding». En français, on dirait «elle (ou il) est en train de faire telle ou telle chose».

Pour les anglophones, il paraît important de distinguer entre l’action en cours («She is walking») et l’action habituelle, présente ou future («She walks»). Pour les Allemands, qui favorisent plutôt la seconde structure, cette distinction semble moins importante.

Penser dans l’autre langue

Le plus intéressant de cette expérience est sans doute la réaction des sujets bilingues. Ils semblent passer d’une perspective à l’autre, selon le contexte linguistique dans lequel ils se trouvent.

Les sujets bilingues du test avaient les mêmes résultats que les Allemands monolingues lorsqu’ils étaient testés en allemand et en Allemagne. Mais des volontaires bilingues, testés au Royaume-Uni et en anglais, avaient les mêmes résultats que les anglophones unilingues.

Un autre groupe de bilingues anglo-allemands a regardé une vidéo tout en répétant à haute voix une suite de nombres, tantôt en anglais, tantôt en allemand. En détournant l’attention d’une langue, les sujets étaient automatiquement submergés dans l’autre.

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Lorsqu’ils répétaient les nombres en allemand, les participants bilingues ont bloqué l’anglais et ont réagi comme des Allemands, se concentrant sur l’action et l’objectif. En répétant les nombres en anglais, les bilingues ont bloqué l’allemand et se sont comportés comme des Anglais en se focalisant sur l’action.

Apprendre une façon de penser

Si la langue façonne vraiment la pensée, est-ce important?

Selon Katia Paykin, maître de conférences en linguistique à l’université SHS-Lille 3, toute personne qui apprend une langue doit penser dans cette langue, c’est-à-dire qu’elle doit organiser ses pensées en fonction de la structure grammaticale de la langue quand elle la parle ou l’écrit.

Apprendre une deuxième langue tout en pensant dans sa langue maternelle ne donnera pas les résultats escomptés. Cela est particulièrement évident dans les programmes d’immersion où certains élèves utilisent des mots français avec des structures grammaticales anglaises.

Apprendre une nouvelle langue est un beau projet, car il nous permet de voir le monde autrement en nous ouvrant l’esprit à de nouvelles façons de penser.

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Comme l’a dit si éloquemment Flora Lewis, journaliste américaine: «Étudier une autre langue consiste non seulement à apprendre d’autres mots pour désigner les mêmes choses, mais aussi à apprendre une autre façon de penser à ces choses.»

Auteur

  • Michèle Villegas-Kerlinger

    Chroniqueuse sur la langue française et l'éducation à l-express.ca, Michèle Villegas-Kerlinger est professeure et traductrice. D'origine franco-américaine, elle est titulaire d'un BA en français avec une spécialisation en anthropologie et linguistique. Elle s'intéresse depuis longtemps à la Nouvelle-France et tient à préserver et à promouvoir la Francophonie en Amérique du Nord.

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