Dans la pénombre d’un Studio Glenn Gould qui affichait complet en ce vendredi soir, Pierre Lapointe n’avait besoin d’aucune aide pour se mettre en valeur. Mais il n’allait sûrement pas laisser passer une si belle occasion. Lorsqu’une spectatrice se glissa aussi discrètement que possible dans sa place au premier rang, à une dizaine de mètres de son piano, un petit quart d’heure après le début de cette incursion dans La Forêt des mal-aimés, Lapointe s’arrêta net, la fixa d’un regard mi-narquois, mi-assassin, pour lancer un «C’est moi, la vedette, ici!»
Cela, personne n’aurait pu en douter. Ne serait-ce que dans sa tête, le bougre était une vedette avant de découvrir la griserie des projecteurs, avant même d’avoir écrit sa première chanson. Mais l’incident – dont on présume qu’il doit se répéter, sous une forme ou une autre, lors de tous ses shows – illustrait éloquemment la méthode Lapointe, qui sous-tend les rapports entre ce jeune homme surdoué, le personnage qu’il s’est façonné et le public qui cherche en vain la frontière entre les deux.
Car c’est bien d’un personnage qu’il s’agit ici. Ou, plus exactement, d’un masque permettant de sonder les zones troubles de l’âme et de la psychologie, pour ensuite en rendre compte sous forme d’une œuvre dont la richesse mélodique et poétique détone avec le populisme médiocre dans lequel s’enlise trop souvent la chanson québécoise d’aujourd’hui. Si Lapointe s’amuse du public comme un enfant s’amuse d’un jouet, quitte à le casser sans scrupules, il est passé maître dans l’art de tester la frontière entre le plaisir et le malaise, de voir jusqu’où il peut aller en toute impunité.
Le moins qu’on puisse dire, en effet, c’est que Lapointe joue avec le feu. Avec une suprême arrogance, il cultive son narcissisme aussi délibérément que sa barbe de trois jours. Par moments, seul son humour le protège de la paire de claques que la civilité – et la distance entre le public et la scène – nous empêchent de lui asséner, mais qu’il mérite assurément.
Quant à sa fixation pathologique sur la chose, qu’il ramène sur le tapis avec l’insistance d’un ado en rut, elle nous rappelle de la pire façon que nous avons affaire à un tout jeune homme, dont la libido est à la hauteur de son imagination. Pareil alliage de tares relèverait du suicide professionnel, si Lapointe ne pouvait pas miser sur le pouvoir de séduction qu’exerce l’alliage de sa voix et de ses chansons.