Croire quelque chose, quelque part…

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Publié 16/05/2006 par Dominique Denis

Léo Ferré a eu cette phrase pour expliquer son approche parfois corrosive de la chanson et de la vie. Il disait, en substance, «je suis un provocateur, mais dans le sens de celui qui provoque à l’intelligence.» De temps en temps – et c’est de plus en plus rare – on tombe sur un artiste ou un disque dont la démarche se résume précisément à cela: une provocation à l’intelligence. Une gifle salutaire. Comme un bouquin qui nous oblige à penser ou, mieux encore, à repenser.

Pierre Flynn est de cette race d’artistes. Fruit d’une vision unique et intègre, son œuvre a été distillée et passée au tamis du métier, avec une rigueur qui, de nos jours, a peu d’équivalents. Pour la plupart, les chansons de Vol solo (Audiogram) nous sont familières (ou devraient l’être), mais quel plaisir de les redécouvrir ici, sobrement vêtues d’un piano, parfois d’une guitare, servies par l’homme en noir face à un public qui s’accroche à chaque mot porté par cette voix à la puissance et au registre intacts, plus de 30 ans après son entrée en scène.

Même au temps d’Octobre, Flynn n’a jamais flatté les nationalistes ou les apôtres de la contre-culture dans le sens du poil. À la fois plus personnel et plus objectif, son regard ne se permet aucune formule facile, aucun slogan démagogique. Il se soucie plutôt de montrer ce qui l’entoure.

En ce sens, il est plus près du conteur ou du cinéaste que de l’auteur-compositeur: riches en détails probants, Berlin ou Lettre de Venise s’écoutent avec les yeux, comme de fascinants carnets de voyage. Jardins de Babylone déploie un riche langage poétique pour dénoncer ces usines à désirs qui contrôlent votre existence tout en la vidant de son sens, tandis que Sauver ma vie dresse un bilan lapidaire de ce milieu de vie qui nous renvoie parfois une image troublante («Ce matin, en me rasant/Je vois cette gueule-là/Dix livres de trop, quatre cheveux blancs/Allez hop, ça ira, ça ira»).

Nul doute que chacun trouvera dans cette œuvre une chanson qui l’interpelle de façon plus personnelle. La mienne, celle qui m’accompagne depuis quelques semaines et dont je me suis fait un credo, c’est Croire, une bouleversante profession de foi qui traduit un amour profond de l’humanité et une reconnaissance du grand vide qui nous entoure («Quand au soir d’étoiles tu as lancé ton salut/Et tu veilles mais la nuit ne répond plus/Quand tu remets ta cravate, ton fric, ton cellulaire/Quand au matin pâle tu manges tes mensonges/Quand au bout du jour la bêtise a gagné la guerre/Quand les dieux ont peur et s’enfuient de la Terre/Croire, quelque chose, quelque part…»)

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Curieux paradoxe que présente Vol Solo: d’un côté, voilà des chansons dont nous avons besoin, qu’on veuille l’admettre ou non. Et pourtant, l’œuvre de Pierre Flynn est de plus reléguée aux marges de notre culture, confinée à un public d’initiés. Pourquoi? Parce que ces chansons nous font voyager, certes, mais elles ne proposent pas l’évasion ni l’exotisme. Tôt ou tard, elles nous confrontent à nous-mêmes, comme à un miroir qui ne ment pas. Et ce n’est pas tout le monde qui est prêt à faire face à cette musique-là…

Un miracle signé Penny Lang

J’ai failli choisir de ne pas parler de Stone + Sand + Sea + Sky (Borealis) cette semaine. Pas par manque d’intérêt, au contraire: en fait, je voulais garder ce nouveau disque de Penny Lang pour moi, égoïstement, comme un jardin secret dans lequel je pourrais me réfugier les jours où il convient de boire son chagrin jusqu’à la lie avant de pouvoir espérer en sortir. Mais n’est-ce pas là la définition du blues?

Pourtant, il ne faut pas y voir un disque de blues, du moins pas dans le sens strict. Sur les tablettes des magasins, il sera probablement classé au rayon folk ou roots, et ses influences embrassent aussi le jazz, le gospel, le country, l’Irlande et le Deep South américain.

Mais à 64 ans, Penny Lang, qui a quitté les hivers montréalais au profit d’une roulotte posée en quelque part sur la côte nord de la Colombie-Britannique, exerce ce foutu métier depuis assez longtemps pour avoir compris la futilité des classifications. Stone + Sand + Sea + Sky nous ramène à l’essentiel, c’est-à-dire aux chansons.

Celles des amis, celles des géants, celles qui appartiennent à la mémoire collective: One Too Many Mornings, ou Dylan à son plus déchirant; Careless Love et ses échos de Billie Holiday; Sudden Waves, ou la sagesse de reconnaître que la vie est une danse entre la volonté et le destin.

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Et surtout, en ce qui me concerne, You Fool, chanson de ces lendemains qui font mal, mais qui nous demandent d’avoir le courage de préférer la gratitude à l’amertume («You fool, you fool, you crazy fool/Look what you have done/You tore apart a wounded heart/You stole away the sun/…/You’ve tried your best/Now enjoy the rest/Cause this life is all you have»).

En 40 ans de parcours, Penny Lang a eu la chance de côtoyer des tas de brillants musiciens, dont plusieurs la rejoignent ici, prêtant leurs couleurs distinctes à ses canevas: Kate McGarrigle (qui l’accompagnait au piano dans les années 60), Joel Zifkin, Michael Jerome Browne, Kenny Pearson, sans oublier Roma Baran, dont la réalisation impeccable et pourtant si simple fait de l’écoute de cet album un pur plaisir, du genre dans lequel on se ressource pour se laver des souillures du quotidien.

Le butin du butinage

Marc Lavoine a toujours joué les caméléons. Pas à la façon d’un Bowie, qui revêtait masques et costumes au gré de ses métamorphoses, vivant en troublante symbiose avec ses personnages. Non. Chez Lavoine, il s’agit simplement de butinage, d’aller piger son inspiration dans le vaste bagage de la pop et de la chanson des 40 quelques dernières années.

Si ses chansons s’écoutent comme autant d’exercices de style – à la Souchon, à la Gainsbourg, à la T-Rex, tantôt dance, tantôt disco, et ainsi de suite – c’est que notre homme semble moins motivé par le besoin de témoigner, d’invectiver ou d’exhorter que par le simple plaisir d’exercer son métier de chanteur populaire, de pratiquer la séduction avec un professionnalisme irréprochable.

Tandis qu’un Souchon, qui butine pourtant avec autant de zèle, nous touche et nous convainc par la force de sa plume, Lavoine ne peut pas aspirer à ce genre d’impact. Sur L’heure d’été (Mercury / Universal Special Imports), il reste l’éternel jeune homme séduisant, dont les refrains viennent habiter notre quotidien pour ensuite prendre congé, une fois leur boulot accompli.

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Et si, au hasard d’une mélodie fragile, on tombe sur quelques lignes qui laissent entrevoir l’homme derrière le protagoniste et, surtout, qui nous laissent croire (encore ce mot!) en son humanité, on en reste un peu surpris et reconnaissant. C’est ce qui se produit ici en toute fin de parcours, alors qu’on s’apprêtait à tourner la page sur ces Heures d’été («J’ai oublié de te dire/Ou bien n’ai-je pas eu le courage/Souvent troublé par ta beauté/Les mots timides, éblouis/Quand tu dormais près de moi/»).

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