Léo Ferré a eu cette phrase pour expliquer son approche parfois corrosive de la chanson et de la vie. Il disait, en substance, «je suis un provocateur, mais dans le sens de celui qui provoque à l’intelligence.» De temps en temps – et c’est de plus en plus rare – on tombe sur un artiste ou un disque dont la démarche se résume précisément à cela: une provocation à l’intelligence. Une gifle salutaire. Comme un bouquin qui nous oblige à penser ou, mieux encore, à repenser.
Pierre Flynn est de cette race d’artistes. Fruit d’une vision unique et intègre, son œuvre a été distillée et passée au tamis du métier, avec une rigueur qui, de nos jours, a peu d’équivalents. Pour la plupart, les chansons de Vol solo (Audiogram) nous sont familières (ou devraient l’être), mais quel plaisir de les redécouvrir ici, sobrement vêtues d’un piano, parfois d’une guitare, servies par l’homme en noir face à un public qui s’accroche à chaque mot porté par cette voix à la puissance et au registre intacts, plus de 30 ans après son entrée en scène.
Même au temps d’Octobre, Flynn n’a jamais flatté les nationalistes ou les apôtres de la contre-culture dans le sens du poil. À la fois plus personnel et plus objectif, son regard ne se permet aucune formule facile, aucun slogan démagogique. Il se soucie plutôt de montrer ce qui l’entoure.
En ce sens, il est plus près du conteur ou du cinéaste que de l’auteur-compositeur: riches en détails probants, Berlin ou Lettre de Venise s’écoutent avec les yeux, comme de fascinants carnets de voyage. Jardins de Babylone déploie un riche langage poétique pour dénoncer ces usines à désirs qui contrôlent votre existence tout en la vidant de son sens, tandis que Sauver ma vie dresse un bilan lapidaire de ce milieu de vie qui nous renvoie parfois une image troublante («Ce matin, en me rasant/Je vois cette gueule-là/Dix livres de trop, quatre cheveux blancs/Allez hop, ça ira, ça ira»).
Nul doute que chacun trouvera dans cette œuvre une chanson qui l’interpelle de façon plus personnelle. La mienne, celle qui m’accompagne depuis quelques semaines et dont je me suis fait un credo, c’est Croire, une bouleversante profession de foi qui traduit un amour profond de l’humanité et une reconnaissance du grand vide qui nous entoure («Quand au soir d’étoiles tu as lancé ton salut/Et tu veilles mais la nuit ne répond plus/Quand tu remets ta cravate, ton fric, ton cellulaire/Quand au matin pâle tu manges tes mensonges/Quand au bout du jour la bêtise a gagné la guerre/Quand les dieux ont peur et s’enfuient de la Terre/Croire, quelque chose, quelque part…»)