Censure d’une députée: l’ultime «arme nucléaire»

Queen’s Park
L'édifice de l'Assemblée législative de l'Ontario à Toronto. Photo: Patrick Woodbury, archives Le Droit
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Publié 24/10/2023 par Émilie Gougeon-Pelletier

L’Assemblée législative de l’Ontario a adopté une rarissime motion visant à censurer Sarah Jama en Chambre, ce lundi 23 octobre, peu de temps après que la chef du NPD ontarien Marit Stiles ait annoncé l’expulsion de la députée de son caucus.

En tout, 63 élus ont voté en faveur de la motion, contre 23 qui se sont opposés à la motion présentée la semaine précédente par le leader parlementaire du gouvernement, Paul Calandra.

censure Sarah Jama
La députée indépendante – ex-NPD – Sarah Jama. Photo: capture d’écran de la télé parlementaire de l’Ontario

Échanges sur le réseau X

Sur X (anciennement Twitter), la députée de Hamilton-Centre a fait part de son appui à la Palestine, le 10 octobre dernier, trois jours après les tirs de missiles et l’incursion meurtrière du Hamas en Israël.

Dans cette publication, elle a dénoncé la violation des droits de la personne dans la bande de Gaza, mais pas les gestes du Hamas en Israël.

Le gouvernement ontarien juge insuffisantes les excuses que Sarah Jama a depuis présentées.

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La motion adoptée lundi visait notamment à faire reconnaître que les propos de la députée sont «antisémites et discriminatoires».

Pas de droit de parole en Chambre

Elle autorise le président de la Chambre à ne pas accorder la parole à Mme Jama jusqu’à ce que celle-ci se rétracte, qu’elle supprime ses déclarations sur les réseaux sociaux et qu’elle présente des excuses à l’Assemblée législative de l’Ontario.

Doug Ford
Le premier ministre Doug Ford.

Sarah Jama avait fait parvenir une mise en demeure au premier ministre Doug Ford, vendredi dernier, l’accusant d’avoir tenu des propos diffamatoires à son endroit.

«Sarah Jama a un passé d’antisémitisme bien documenté», a écrit le premier ministre Doug Ford sur X, le 11 octobre, où il demandait la démission de la députée.

Confiance brisée

Un peu avant que le vote sur cette motion soit tenu à Queen’s Park, la chef du NPD Marit Stiles venait d’annoncer l’expulsion de Sarah Jama du caucus néo-démocrate.

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«Dans notre caucus, il y a de la place pour des points de vue différents, même dissidents. Mais cela repose sur les principes fondamentaux de la confiance et du travail en équipe», a avancé Marit Stiles, dans une déclaration envoyée aux médias.

marit stiles, NPD
La cheffe de l’opposition néo-démocrate à Queen’s Park, Marit Stiles. Photo: capture d’écran d’une vidéo du NPD

Cette dernière affirme que son caucus a «déployé des efforts considérables» pour soutenir la députée de Hamilton-Centre durant les jours qui ont suivi sa publication.

«Mme Jama et moi avions conclu une entente pour la garder au sein du caucus du NPD, ce qui prévoyait de travailler ensemble de bonne foi et sans surprise», indique Mme Stiles.

Or, la chef néo-démocrate accuse Sarah Jama d’avoir depuis «entrepris un certain nombre d’actions unilatérales qui ont miné notre travail collectif et brisé la confiance de ses collègues».

Elle ajoute que certaines des actions de la députée de Hamilton-Centre «ont contribué à créer des environnements de travail dangereux pour le personnel».

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Indépendante oui, censurée non

Les Néo-Démocrates ont voté contre contre la motion des Progressistes-Conservateurs visant à censurer Sarah Jama, la jugeant «extrême», et soulignant que le gouvernement ne devrait pas «utiliser sa majorité pour priver un député de son droit de parole et de vote».

Le chef du Parti vert Mike Schreiner s’est lui aussi opposé à la motion de censure. Les libéraux se sont abstenus de voter.

Israël, Hamas
Les drapeaux d’Israël et du Hamas. Source: Wikipedia, montage Francopresse

1975

Les débats portant sur la censure d’un député, comme celui survenu cette semaine, sont extrêmement rares au parlement ontarien.

Il existe très peu d’exemples, dans l’histoire de Queen’s Park, où la censure d’un membre élu a été demandée.

Le député progressiste-conservateur de Timiskaming, Ed Havrot, est connu comme l’antithèse de la diplomatie et de l’élu «politically correct». Nous sommes en 1975.

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censure
Ed Havrot. Photo: Assemblée législative de l’Ontario

Le libéral Philip Givens présente une motion visant la censure du député Havrot, et juge qu’il s’agit d’une situation d’urgence qui mérite l’attention immédiate de la chambre.

La raison: en entrevue avec un journaliste du Globe and Mail, Ed Havrot a tenu des propos racistes envers les Autochtones qui ont semé le malaise chez la majorité de ses collègues.

«Je constate que nous sommes partout entourés d’une marée montante de racisme», déplore le député libéral Givens.

«Je pense qu’il est important que chaque député, quel que soit son parti politique, ait la possibilité de se lever de son siège. Il devrait y avoir une émanation de cette cathédrale de l’ordre public et de la justice où nous nous dissocions et désapprouvons ce que ce député a fait.»

Propos extrêmes

Les propos de M. Havrot sont si extrêmes qu’ils lui ont coûté son poste à la tête de la commission des transports Ontario Northland, ainsi que son rôle d’adjoint parlementaire. Il a aussi été contraint de s’excuser à l’Assemblée législative, et le premier ministre de l’époque, Bill Davis, lui a demandé de démissionner.

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N’empêche, son nom a continué de faire écho dans les couloirs du parlement ontarien — à Timiskaming, l’association locale du Parti progressiste-conservateur l’a renommé sans opposition.

Le président de la chambre a déclaré que la motion du député libéral Philip Givens était irrecevable, jugeant qu’il ne s’agissait pas d’une véritable urgence et que les propos d’Ed Havrot avaient été tenus à l’extérieur de la chambre.

Cet «éternel bad boy» du Parti progressiste-conservateur, comme il était décrit en 1981 par un éditorial du North Bay Nugget, n’a peut-être pas été réélu à la suite de sa nomination en 1975, mais les électeurs de la région ont choisi de lui rendre son siège en 1977.

Deux ans plus tard, il était à nouveau forcé de s’excuser à l’Assemblée législative, cette fois pour des propos discriminatoires envers les Italiens.

2022

En février 2022, l’Assemblée législative de l’Ontario a adopté à l’unanimité une motion autorisant le président à interdire au député provincial de Lanark–Frontenac–Kingston, Randy Hillier, de participer à la Chambre.

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La motion, présentée par Paul Calandra, indiquait que la chambre désapprouve de la «conduite continue et peu recommandable» de M. Hillier.

Randy Hillier, député provincial de Lanark–Frontenac–Kingston.
Randy Hillier. Photo: Patrick Woodbury, archives Le Droit

Paul Calandra demandait aussi que le député Hillier s’excuse auprès du ministre fédéral des Transports, Omar Alghabra, pour des propos qu’il a qualifiés de racistes et discriminatoires à son égard.

En mars 2022, le député indépendant de Lanark–Frontenac–Kingston avait annoncé qu’il quittait la vie politique et qu’il allait mener son combat pour la liberté d’expression ailleurs.

Dans son discours d’au revoir, Randy Hillier, qui fait partie des personnages les plus controversés ayant passé par l’Assemblée législative de l’Ontario, criait à la «division, la polarisation, l’animosité, la censure et à la suppression des points de vue».

Il faut une quasi-unanimité des députés

Selon la politologue Geneviève Tellier, les exemples du passé démontrent que pour qu’une motion de censure d’un député soit justifiée, il faut une quasi-unanimité au sein des députés.

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«C’est exceptionnel. Les parlementaires jouissent d’une immunité qu’on n’a pas, vous et moi. Ils ont une liberté de parole qui les met à l’abri de toute poursuite et autres [représailles]. En général, on fait très attention de ne pas limiter leur droit de parole», souligne la professeure à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa.

Congrès libéral
Genevieve Tellier. Photo: Martin Roy, Le Droit, via Francopresse

Elle soutient que si une motion de censure est proposée, «ce n’est pas banal, et c’est parce que les propos sont épouvantables et donc condamnables».

Est-ce que le cas de Sarah Jama représente de telles circonstances? «Je n’ai pas l’impression qu’on est dans ce cas-là, actuellement», remarque Geneviève Tellier. «J’ai l’impression qu’on a voulu sortir l’arme nucléaire, sans justification. Ça me semble disproportionné

Un conflit qui divise

«Si c’était unanime, comme c’était le cas pour Randy Hillier, par exemple, ce serait approprié. Mais à mon avis, il n’y a pas consensus. Ce que la députée a exprimé, on l’entend ailleurs. Je ne dis pas que j’excuse ses propos, mais on est dans un cas de conflit qui divise.»

La politologue se dit aussi surprise de ce geste du gouvernement Ford, qui «n’a pas tendance à condamner les propos de l’adversaire pour les réduire au silence» et qui est «pourtant habituellement en faveur de la liberté d’expression».

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