Boycottage, bannissement, censure… Ça se discute

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On entend de plus en plus parler de «cancel culture», c’est-à-dire de bannissement, boycottage ou censure... entre autres dans nos écoles. Photo: iStock.com/wildpixel
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Publié 01/09/2023 par Michèle Villegas-Kerlinger

On entend de plus en plus parler de la «cancel culture» ou de la «cancel-out culture», c’est-à-dire, en bon français, la culture du bannissement, de l’effacement, du boycottage ou de l’annulation. Mais qu’est-ce que c’est au juste?

Selon l’Office québécois de la langue française, il s’agit d’un «comportement qui, notamment via les réseaux sociaux, vise à dénoncer publiquement un individu ou un groupe présumé avoir tenu des propos ou commis des actes jugés offensants ou moralement répréhensibles, à les rejeter ainsi que tout ce qui leur est associé et à encourager la population à faire de même».

En effet, la culture de l’effacement promeut le boycottage d’une œuvre, dont le contenu est jugé offensant, ou d’une personne qui aurait tenu des propos ou fait des gestes jugés inappropriés. On affiche en ligne l’offense et on en dénonce la source pour que la personne ou l’objet soit vu par l’opinion publique comme quelqu’un ou quelque chose qu’il faut mettre à l’index.

Bien que le phénomène ne soit pas nouveau, le terme en anglais est apparu pour la première fois en 2017 à la suite du mouvement «woke» qui a vu le jour dans les années 2010. Depuis quelques années, la culture du bannissement gagne encore plus de terrain en grande partie, mais pas exclusivement, grâce à la grande popularité des réseaux sociaux.

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Black Lives Matter se veut d’abord un mouvement d’affirmation et de revendication. Photo: l-express.ca

Actes ou propos répréhensibles

Si les réseaux sociaux permettent à leurs utilisateurs de communiquer facilement et presque instantanément les cas d’œuvres, de propos et d’actes jugés condamnables, il y a du bon et du mauvais dans ce partage d’information.

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D’un côté, ces réseaux nous permettent de prendre conscience des injustices, de les dénoncer et de faire punir les coupables. Des mouvements comme «Moi aussi» et «La vie des Noirs compte» sont des exemples positifs du refus de la société de tolérer ce qui est jugé inacceptable et d’en conscientiser le public grâce aux réseaux sociaux.

Souvent l’accusé est une personnalité publique. On n’a qu’à penser à Harvey Weinstein ou à Bill Cosby, tous deux accusés de crimes sexuels et condamnés par la suite.

Les moyens de pression exercés par la société peuvent viser la personne directement pour ce qu’il ou elle a dit ou fait ou prendre la forme du boycottage d’un film ou d’un livre, par exemple, qui est jugée raciste, etc.

Plusieurs exemples au Canada

Au Canada, il existe de nombreux exemples de ce phénomène:

  • Gilbert Rozon, le fondateur de Juste pour rire, a été poursuivi pour des agressions sexuelles.
  • Guy Cloutier, producteur et imprésario, a été condamné pour des agressions sexuelles.
  • John A. MacDonald, dont plusieurs statues ont disparu au pays, responsable de la pendaison de Louis Riel.
  • Ryerson University, nommée d’après Egerton Ryerson, architecte des écoles résidentielles pour Autochtones, a été rebaptisée «Toronto Metropolitain University».
  • La rue Dundas à Toronto a été nommée à la mémoire de Henry Dundas. Les avis sont partagés à savoir s’il a fait obstacle à l’abolition de l’esclavage dans l’empire britannique, ou s’il était au contraire fervent abolitionniste.
  • L’Université de Moncton a été nommée en l’honneur de Robert Monckton qui a supervisé la déportation des Acadiens.

Jusqu’à présent, aucun nom n’a été choisi pour la rue Dundas ni l’Université de Moncton, ces deux cas étant encore à l’examen.

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noms controversés
Le lieutenant-colonel Robert Monckton a supervisé la destruction de villages acadiens et la capture d’Acadiens lors de la Déportation de 1755. Photo: Wikimedia Commons, domaine public

La culture de l’annulation, considérée comme politiquement correcte, car elle cherche à éviter l’offense d’une personne en raison de son ethnie, de son sexe, de sa religion, etc., est bonne en théorie.

Malheureusement, dans la pratique, les choses peuvent déraper très vite pour devenir une sorte d’auto-justice, c’est-à-dire une accusation et une conviction sur les réseaux sociaux sans que l’accusateur ou l’accusatrice ait forcément tous les faits à sa disposition afin de pouvoir analyser à fond la situation.

Il arrive aussi que les gens ne sont pas toujours d’accord. Mais est-ce qu’un simple point de vue qui diffère du nôtre ou de celui de la majorité, sans plus, est suffisant pour condamner un individu?

Boycottage ou censure?

La culture du bannissement ne se limite pas aux réseaux sociaux, à Hollywood, aux artistes ni à des personnages historiques. Elle s’immisce aussi dans nos écoles et peut ressembler parfois à de la censure, tout comme cela peut arriver à l’extérieur des institutions scolaires.

On n’a qu’à penser à un des conseils scolaires catholiques de l’Ontario qui, en 2019, a détruit quelque 5 000 livres en sa possession dont certains ont fait l’objet d’un autodafé.

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Depuis lors, d’autres conseils scolaires emboîtent le pas et purgent, eux aussi, de leurs bibliothèques tout ce qu’ils jugent offensant. Tout bien pesé, s’agit-il de la culture d’effacement ou carrément de la censure? Regardons de plus près les différences entre ces deux termes.

La culture de l’annulation:

  • Est un phénomène social véhiculé surtout grâce aux réseaux sociaux et initié par un individu ou une communauté.
  • Encourage le boycottage et l’éloignement d’une personne, d’un organisme ou d’un produit jugé offensant ou problématique.
  • Peut avoir pour conséquence l’humiliation publique de l’accusé(e), l’annulation de contrats, l’arrêt de son financement, etc.

La censure:

  • Est un phénomène initié par un gouvernement ou une institution.
  • Supprime des livres, des films, des nouvelles, etc., ou en prohibe une partie, parce qu’ils sont jugés par ces autorités comme obscènes, inacceptables politiquement ou menacent la sécurité du pays.
  • Peut avoir pour conséquence l’intolérance et la privation de la liberté d’expression, la correction politique étant le signe avant-coureur de la pensée unique.

En un mot, la culture de l’annulation permet, en principe, à un individu de décider pour lui-même si, oui ou non, il prendra position contre telle personne ou telle œuvre tandis que la censure est un acte imposé qui n’offre pas ce choix.

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Le classique Tintin en Amérique, sorti en 1932, vieillit mal à la lumière de ce qu’on sait des Premières Nations aujourd’hui. Est-ce une raison de le faire disparaître des bibliothèques scolaires?

Discrimination ou discernement?

Même si on aimerait croire que le but des élagages dans nos écoles est louable, qu’en est-il des moyens pris pour le faire? Si le processus n’est pas transparent, avec des critères clairs et réalistes, ainsi qu’une consultation en bonne et due forme avec le public au sujet des livres en question, on pourrait croire que ces mesures représentent une atteinte à certaines libertés dont jouissent les citoyens vivant dans un pays démocratique.

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Il est vrai que tous les livres ne sont pas appropriés aux enfants de tout âge. Mais pourquoi un système de classement, comme celui qui existe pour les films, ne marcherait-il pas? Ou un avertissement sur la couverture d’un livre du genre «Ce livre est imprimé tel qu’il a été écrit et peut contenir des représentations culturelles d’époque»?

Est-ce que tous les livres sur les listes noires méritent vraiment d’être mis à la poubelle? Certaines œuvres ne pourraient-elles pas présenter l’occasion d’expliquer aux enfants le contexte dans lequel elles ont été écrites, pourquoi certaines choses ne sont plus tolérées de nos jours, comment et quand ces changements ont eu lieu et d’enseigner ainsi la pensée critique aux générations futures pour qu’elles puissent l’exercer à leur tour?

Si nous voulons mettre fin au racisme et autres «-ismes», est-ce en effaçant des pans de notre histoire et en vidant nos bibliothèques de collections entières qu’on y arrivera?

Statue de Winston Churchill à côté de l'Hôtel de Ville de Toronto.
La statue de Winston Churchill à côté de l’Hôtel de Ville de Toronto. Photo: l-express.ca

Apprendre de l’Histoire

En fait, le résultat risque d’être tout autre. Certains enseignements sont difficiles à apprendre et encore plus difficiles à retenir. Mais sans prendre connaissance de l’histoire et de la culture dans leur ensemble pour tirer des leçons du passé, nous risquons gros.

George Santayana, philosophe américain d’origine espagnole, a dit en 1905 dans son livre The Life of Reason: «Those who cannot remember the past are condemned to repeat it.» (Ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés à le répéter.)

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En 1948, Winston Churchill, le premier ministre britannique entre 1940 et 1945 et aussi entre 1951 et 1955, a prononcé une phrase très semblable: «Those that fail to learn from history are doomed to repeat it.» (Ceux qui ne parviennent pas à apprendre de l’histoire sont condamnés à la répéter.)

Ces deux citations méritent réflexion…

Pour voir des exemples dans l’histoire de censure de livres, vous pouvez cliquer ici. D’après vous, est-ce que toutes ces œuvres devraient figurer sur cette liste? Pourquoi ou pourquoi pas?

Auteurs

  • Michèle Villegas-Kerlinger

    Chroniqueuse sur la langue française et l'éducation à l-express.ca, Michèle Villegas-Kerlinger est professeure et traductrice. D'origine franco-américaine, elle est titulaire d'un BA en français avec une spécialisation en anthropologie et linguistique. Elle s'intéresse depuis longtemps à la Nouvelle-France et tient à préserver et à promouvoir la Francophonie en Amérique du Nord.

  • l-express.ca

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