Bouée de sauvetage ou projet de société?

Le Plan d’action pour les langues officielles 2018-2023

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Le président de la FCCF, Martin Théberge, au moment de signer une entente avec la ministre des Langues officielles, Mélanie Joly.
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Publié 04/04/2019 par Jean-Pierre Dubé

Tel un cheval de Troie portant une petite armée, le Plan d’action pour les langues officielles 2018-2023 contient des cibles pour l’avenir du français au Canada.

Certaines stratégies élaborées dans le projet de mars 2018 répondent aux demandes des communautés et d’autres s’inspirent de nouvelles politiques. Mais l’énoncé présente une graine de division: il investit davantage dans le bilinguisme des anglophones.

«Quand le Plan est sorti, à peu près tout le monde est allé lire les annexes sur le financement de 400 millions $ de nouveaux fonds, parce qu’on avait mis d’énormes pressions pour augmenter l’appui aux organismes. Mais après 50 ans d’expérience dans les langues officielles, je sais que les fonds, c’est le dernier chaînon.»

Nous emmener ailleurs

Ronald Bisson a été bénévole, employé et consultant dans la francophonie. «Les chiffres suivent les programmes et avant les programmes, il y a des politiques publiques pour dire aux 300 000 fonctionnaires: voici l’orientation qu’on veut donner à tel enjeu national.»

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Ronald Bisson a été bénévole, employé et consultant au sein de la francophonie canadienne.

En lisant le document intitulé Investir dans notre avenir, le gestionnaire de carrière, aujourd’hui directeur du Réseau national de formation en justice, cherchait des politiques et parmi elles l’innovation, le mot passe-partout de l’administration libérale.

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«Quand j’ai vu les cibles, j’ai compris que c’était un projet de société. Ce gouvernement veut nous emmener ailleurs en matière de langues officielles.»

4% de francophones au Canada anglais

Le Plan fournit un contexte en rappelant qu’en 1971, les francophones des communautés en situation minoritaire représentaient 6,1% de la population et que cette part a diminué à 3,8% en 2016 (p. 15). «Statistique Canada prévoit que si nous ne passons pas à l’action, cette proportion ne sera que de 3% d’ici 2036.»

Le gouvernement tire cette conclusion critique (p. 8): «Malgré l’engagement du gouvernement à soutenir les langues officielles, les investissements actuels ne suffisent pas pour renverser ces tendances. D’autres mesures s’imposent.»

Devant ce constat, le premier ministre Trudeau avait chargé la ministre du Patrimoine canadien de l’époque, Mélanie Joly, d’élaborer «un nouveau plan d’action afin d’investir dans l’avenir de notre dualité linguistique et de notre bilinguisme».

20% de bilingues en 2036

Dans ce plan, le ministère promet d’agir pour contrer, de un, l’érosion des communautés de langue officielle et, de deux, la stagnation du bilinguisme. Ottawa s’engage à relever la part des locuteurs dans les communautés minoritaires de 3 à 4% pour 2036, afin de générer une hausse de 400 000 francophones.

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«Nous prenons des mesures pour stabiliser cette proportion à 4%, en soutenant une francophonie canadienne forte, stable et résiliente.» Le Plan favorisera aussi «la vitalité des communautés anglophones du Québec».

Le ministère déclare (p. 41) avoir fixé «un objectif très ambitieux: faire passer notre taux national de bilinguisme de 17,9% à 20% d’ici 2036, grâce surtout à l’augmentation du pourcentage des anglophones bilingues à l’extérieur du Québec de 6,8 % à 9%.»

9% d’anglophones majoritaires bilingues

Quelque 1,8 million d’anglophones vivant en situation majoritaire sont bilingues aujourd’hui, calcule Ronald Bisson. Pour atteindre la cible, «le chiffre doit passer à environ 3,1 millions en 2036, soit une hausse de 1,3 million d’ici 20 ans».

À partir des données du dernier recensement, il a élaboré deux tableaux pour résumer l’ampleur du défi.

Ces cibles seraient courageuses, selon lui. «On veut augmenter le nombre d’individus parlant français à l’extérieur du Québec, comme langue maternelle ou langue apprise. C’est un pas de géant dans la bonne direction.»

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Mais le fédéral ne s’est pas arrêté aux cibles, assure Ronald Bisson, il apporte aussi des éléments de politique publique axés sur l’éducation (p. 45). Dans la section Offrir des possibilités aux jeunes, «on parle de 1000 bourses annuelles à des jeunes anglophones pour la poursuite d’études en français au postsecondaire.»

«On veut que ce soit une langue vécue et pas juste une langue qu’on apprend comme j’ai appris le latin»

 

Une mesure essentielle serait de promouvoir l’immersion, déjà en pleine expansion, mais bloquée par la pénurie d’enseignants et d’établissements. La stratégie auprès des élèves vise «à offrir du soutien connexe, à utiliser et à améliorer leurs compétences linguistiques et à augmenter leurs connaissances sur la culture francophone» (p. 45).

Pour renforcer le message, le Plan cite un membre de Canadian Parents for French, Kate Peters. «L’éducation postsecondaire ici en Alberta représente des occasions essentielles pour les finissants de l’immersion et de Core French. L’offre des services en français est importante parce que les jeunes bilingues sont de futurs prestataires de services en français.»

Ronald Bisson se met à la place d’un parent anglophone attiré par une éducation en français pour son enfant. «Un soutien connexe, ça implique des sorties dans les communautés francophones pour des activités culturelles et sportives. On veut que ce soit une langue vécue et pas juste une langue qu’on apprend comme j’ai appris le latin.»

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Échanges linguistiques

«Où est-ce que mon petit, ma petite va connaître la culture francophone? Avant on envoyait l’élite à Montréal ou à Paris pour devenir bilingue. Ça donnait des gens qui ne comprenaient pas le français sur le terrain chez eux. J’ai souvent entendu du monde instruit dire ne pas comprendre le français qu’on parle [dans l’Ouest ou l’Atlantique].»

«Si je suis un anglophone en Saskatchewan et que je ne connais pas la culture de mes voisins fransaskois, poursuit-il, je nourris les deux solitudes. Mais si je connais mieux ce qui se passe à Gravelbourg qu’à Paris, je nourris le tissu social canadien.»

C’est un instrument d’unité nationale, avance Ronald Bisson. «Le paragraphe de huit lignes semble inoffensif, mais c’est un énoncé de politique très puissant. On ne parlera plus de langue seconde, mais de langue d’usage. C’est une innovation que je n’espérais plus voir et qui aura une influence déterminante pendant 20 ans.»

Le Plan augmente le soutien à deux autres mesures visant à stimuler les échanges linguistiques et culturels.

Des bourses d’immersion de cinq semaines Explore (21 M$) permettront chaque année à 7000 jeunes «d’améliorer leurs compétences tout en découvrant leur pays». Le programme de moniteurs Odyssée (17,5 M$) offrira annuellement à 300 jeunes de quitter leur province pendant l’année scolaire pour les encourager à devenir des enseignants en français.

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30 000 nouveaux bilingues par année en Ontario

La directrice générale de Canadian Parents for French en Ontario (CPF Ontario) connaît bien ces initiatives. «Quand on a participé aux consultations sur le Plan, relate Betty Gormley, on a demandé de mettre l’emphase sur des programmes intensifs et expérientiels. On va faire notre part pour en faire la promotion.»

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La directrice générale de CPF Ontario, Betty Gormley (en blanc), entourée de son équipe.

La cible de 30 000 nouveaux bilingues par année en Ontario n’effraie pas la gestionnaire. «Que ce soit réaliste ou non, on va faire ce qu’il faut pour réussir.» Les inscriptions s’élèvent déjà près du million dans les programmes de langue seconde et de 220 000 en immersion.

Betty Gormley souligne le score de niveau B2 atteint par les élèves en immersion lors des évaluations. «Ça veut dire qu’ils sont capables d’utiliser le français dans la vie quotidienne. Mais ils manquent de confiance pour le faire et se déclarer bilingues. C’est pour ça qu’on fait des efforts pour les impliquer dans les activités en français.»

Des cibles plus ambitieuses pour les anglophones

CPF Ontario a créé un site web, Frenchstreet.ca, doté d’une base de données sur toutes les expériences culturelles disponibles. Les initiatives telles que les camps d’été, échanges, festivals, mois de la francophonie, conférences pour la réussite et programmes des artistes dans les écoles ont le même but: construire la confiance.

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«C’est vraiment ça la façon d’augmenter le nombre de bilingues, estime la directrice générale. On est très encouragés d’avoir des fonds pour continuer notre programmation. Avec le nouveau Plan, on espère que ces initiatives pourront se développer.»

L’organisme entend intensifier le rapprochement par le biais des collaborations actuelles, notamment avec l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario et les établissements postsecondaires.

«Les partenariats nous permettent de nous rejoindre dans les activités des organismes», affirme Betty Gormley. «La meilleure façon d’augmenter le bilinguisme, c’est d’impliquer les parents, les jeunes et les enseignants dans les communautés.»

Accès local aux arts et à la culture

La question du soutien connexe pour renforcer les interactions locales interpelle aussi la Fédération culturelle canadienne-française (FCCF), porte-parole d’un secteur regroupant plus de 3200 artistes et 150 organismes dans quelque 180 communautés.

«Les cibles sont ambitieuses et le gouvernement en fait une priorité, signale Martin Théberge, le président de la FCCF. Sont-elles réalistes? On verra après les cinq ans du Plan quand on parlera du prochain. Ce qui est important, c’est la reconnaissance d’un secteur qui a grand besoin de ressources.»

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L’accès local aux arts et à la culture favorise la pratique du français à l’extérieur de l’école, assure-t-il. «Ça permet d’échanger sur une œuvre d’art qu’on vient de voir ou de s’asseoir autour d’une table pour parler d’un livre qu’on a lu.»

Même approche pour les immigrants

Selon le président, cette approche s’impose aussi pour les immigrants et même les francophones des communautés où le français est souvent limité à l’école et au foyer.

«Par exemple en Nouvelle-Écosse, on a fait une étude et découvert que les jeunes participent au club de hockey et à la troupe de danse en anglais. C’est une langue d’émotion pour eux, leurs amis sont anglophones. Les arts et la culture en français sont un moyen d’intégration des apprenants dans une communauté qui leur fait vivre cette langue et les rattache à des émotions.»

Les organismes multiplient les efforts pour adapter leur programmation à des clientèles bilingues, indique Martin Théberge.

La FCCF réfléchit à la prochaine étape, esquissée dans le Plan. «Le rôle de la Fédération n’est pas de demander de l’argent, mais de collaborer avec le gouvernement et le terrain pour développer les moyens d’accueillir ces populations.»

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«C’est à notre avantage que le bilinguisme augmente: c’est un marché pour nos artistes»

 

On ne pourrait trouver de plus enthousiaste pour l’approche de CPF Ontario et de la FCCF que Marc Arnal, le président de l’Association canadienne-française de l’Alberta (ACFA). Dans cette province, les deux tiers des 268 615 locuteurs francophones recensés en 2016 auraient une langue maternelle autre que le français.

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Le président de l’ACFA, Marc Arnal, appelle la francophonie à s’engager activement auprès des bilingues et de la clientèle de l’immersion.

«C’est à notre avantage que le bilinguisme augmente: c’est un marché pour nos artistes et ça apporte de l’ouverture face au français. C’est essentiel qu’on prenne notre place et qu’on devienne des promoteurs de toute instance de la dualité linguistique comme valeur fondamentale du Canada. Ça fait partie d’un engagement pour la diversité. On n’est pas tout seul là-dedans.»

Le porte-parole remarque que les cibles et les stratégies du Plan sont plus ambitieuses pour renforcer le bilinguisme chez les anglophones que pour augmenter le poids démographique des francophones. Ce choix fédéral refléterait une insécurité politique des minoritaires.

Nombrilisme

«Au lieu de se positionner comme promoteurs du bilinguisme», observe Marc Arnal, «nos conseils scolaires en Alberta considèrent l’immersion comme un ennemi. La gestion des écoles au pays est en train de renforcer les communautés, mais dans bien des cas, on s’isole du reste de la société.»

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Le président déplore aussi l’approche limitative de la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) du Canada face à la dualité linguistique. «Vous manquez une étape, vous avez oublié les anglophones et l’immersion française. Sortez-vous la tête du nombril! Vous avez un rôle civique et constitutionnel à jouer, de rassembleur pour l’ensemble de la francophonie.»

Cette réticence à s’engager activement auprès des bilingues, des immigrants et de la clientèle de l’immersion aurait des conséquences, selon lui. «Le poids démographique et la pertinence des communautés continueront à décliner et les cibles vont demeurer irréalisables. À l’ACFA, on appelle à une responsabilisation de la francophonie.»

La FCFA priorise la réforme de la LLO

La FCFA n’entend pas se pencher à court terme sur l’enjeu des cibles pour 2036, avise le président Jean Johnson. L’organisme serait mobilisé par des priorités telles que la réforme de la Loi.

FCFA
Jean Johnson, président de la FCFA.

«L’horizon immédiat de 2019 impose à la Fédération et aux communautés de clencher sur la modernisation de la Loi, les élections fédérales, la montée des mouvements populistes et de contestation de la dualité linguistique.»

«Le Plan demeure le plus gros réinvestissement en dix ans dans le développement des communautés et de leurs infrastructures», rappelle Jean Johnson. «Il faudra aller plus loin au cours des prochaines années pour véritablement combler les écarts et produire une transformation durable.»

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Pénurie d’enseignants: maudit problème

D’autres groupes ont choisi de s’investir immédiatement dans la mise en œuvre de l’initiative fédérale. Par exemple, les organismes représentant les conseils scolaires, les enseignants, les universités et collèges se sont rassemblés résoudre le grave problème de la pénurie nationale d’enseignants.

Patrimoine canadien a lancé dès l’automne 2018 un appel d’offres afin d’appuyer les organismes dans l’élaboration de stratégies. Le Plan consacre à cet enjeu quelque 62,3 millions $ de nouveaux fonds, répartis également entre les systèmes francophones et anglophones.

Le ministère a commandé une étude afin de trouver des solutions d’ici septembre 2019, avec le concours de l’Université d’Ottawa et de la Fédération canadienne des enseignantes et des enseignants.

«Le Plan, c’est un plancher, pas un plafond»

 

L’approche d’Ottawa à la mise en œuvre du Plan se clarifie, suggère Ronald Bisson. «Quand des organismes vont apporter des projets à la fonction publique, lesquels seront choisis pour développer, par exemple, le soutien connexe à l’enseignement? Ceux qui vont nourrir le tissu social ou d’autres pour qui c’est juste une transaction?»

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Il précise sa compréhension de la démarche. «Voici le signal qu’on reçoit du fédéral: nous, on fait notre part; pour la suite, c’est à vous, les organismes communautaires, de vous structurer et de nous dire ce que vous voulez faire.»

«Le Plan, c’est un plancher, pas un plafond. Ce n’est pas au gouvernement de nous dire comment faire les choses. Si c’était le cas, je pense qu’on ne serait pas tellement heureux.»

Patrimoine canadien demeure vague sur sa façon de procéder. «En collaboration avec les communautés et les intervenants, écrit le porte-parole des Services de relations avec les médias, Daniel Savoie, le gouvernement du Canada est déterminé à livrer aux Canadiens les initiatives annoncées.»

The Anglophones want in

«Le Plan d’action propose une multitude d’initiatives qui viendront appuyer l’atteinte de ces cibles pendant cinq ans. Le gouvernement aura alors l’occasion de faire un premier bilan et les ajustements nécessaires pour avancer vers les cibles de 2036. »

Ronald Bisson constate un changement de paradigme. «Voilà 30 ou 40 ans, on entendait souvent cette expression: The West wants in. Le Plan d’action constate que The Anglophones want in! Aujourd’hui, les gens veulent accéder aux deux langues officielles. Pas partout, mais dans l’Ouest et une bonne partie de l’Ontario. C’est un succès qu’on n’avait pas imaginé.»

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Il ajoute cette observation: «Le fait français n’appartient plus exclusivement aux francophones, comme c’était le cas anciennement. Il nous faut des communautés de base. Mais ce Plan marque le passage de la protection à la promotion des langues officielles. On est capable de se défendre et on prend l’offensive.»

«On la connaissait depuis les débuts, la richesse des langues officielles», conclut-il, «mais on n’a pas réussi à garder le secret! La dualité linguistique, c’est beaucoup plus que l’accès à des services en français.»

Auteur

  • Jean-Pierre Dubé

    Journaliste à Francopresse, le média d’information numérique au service des identités multiples de la francophonie canadienne, qui gère son propre réseau de journalistes et travaille de concert avec le réseau de l'Association de la presse francophone.

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