Une langue qui, partie du portugais, l’a dépouillé de son timbre rocailleux et aride pour l’étirer, l’humecter, le parer d’un tempo jazz au cool lascif; Camoês calmement mais méthodiquement violé par Astrud Gilberto, une latinité libérée de ses carcans et explosant sous les tropiques dans la bouche de femmes suaves et voluptueuses, dans leur ondoiement machinal, dans leur sensualité assurée et fière. Une apothéose à Rio: la plus grande party du monde, où une nation se prépare l’année entière à perdre l’esprit et ne consent alors à confier son âme et son présent qu’au rythme de sa musique qui la porte, la transporte, la transcende.
Qu’importe si Orphée y perd Eurydice, puique c’est de toute manière dans l’ordre naturel des choses; ici, c’est la parure qui compte, comme pour ces dames indignes du Bois de Boulogne. Car ici, tout est permis, et le monde se renverse souvent d’un coup de reins ou de percussions, l’organe crée la fonction, la forme crée le fond. Ici, enfin et tout naturellement, on va aux écoles de samba au lieu d’apprendre la culture d’entreprise.
Et la cuisine, direz-vous? Il faut absolument mentionner le plat national: la feijoada ou, littéralement et si l’on restitue en français la texture du mot, quelque chose comme: «fayottade».
Nous résisterons au plaisir de décrire ce cassoulet vaudou et l’ensorcellement qu’il produit; sachez toutefois qu’il inspira à ce point le musicien Heitor Villa-Lobos que celui-ci composa en son honneur un morceau intitulé Fugue sans fin comportant quatre mouvements: «Farine», «Viande», «Riz» et «Haricots noirs».
La création directement alimentée par des aliments, la culture nourrie par la nourriture, littéralement à la petite cuillère. On saute une étape dans le processus de civilisation. Nous résisterons donc au plaisir facile de faire de la feijoada, dont la recette traîne sur tous les comptoirs de cuisine qui se respectent, la vedette si attendue de cette rubrique. Nous nous concentrerons plutôt sur un exquis et méconnu «Bobó de camaraõ», ce qui nous permettra au passage d’éviter une autre tentation: celle de prendre une photo du plat pour la postérité.