Dans quel monde vivons-nous?

Partagez
Tweetez
Envoyez

Publié 20/01/2009 par Gabriel Racle

En 1933, les Éditions Gallimard publiaient La condition humaine d’André Malraux, troisième volet du cycle asiatique, après Les conquérants (1928) et La voie royale (1930). En 2008, les Éditions Flammarion publient, en parodiant le titre de l’œuvre de Malraux, La condition inhumaine – Essai sur l’effroi technologique d’Ollivier Dyens.

Ce n’est peut-être pas le seul rapprochement que l’on puisse faire avec le célèbre auteur français. L’ouvrage de Dyens est aussi le troisième d’une trilogie, après Chair et métal – Évolution de l’home : la technologie prend le relais (2000) et Continent X (2005). Et en abordant la lecture de La condition inhumaine, on a l’impression de se trouver dans un roman de science-fiction, même si l’ouvrage se voudrait du genre philosophique. La condition humaine de Malraux est aussi un roman philosophique, une réflexion sur le sort des humains dans l’univers dans lequel ils se trouvent et leur attitude devant la vie et l’action dans ce que l’auteur a appelé lui-même «une aventure tragique». Mais tout sépare ensuite ces deux auteurs, Dyens prenant le contre-pied de l’humanisme de Malraux.

La condition… inhumaine

Avec La condition inhumaine, le professeur de l’université Concordia de Montréal nous entraîne dans la description d’un univers dont on peut se demander s’il est réel ou s’il relève en effet de la science-fiction. Pour asseoir sa réflexion, l’auteur part de la traduction (un comble!) d’une citation du biologiste français François Jacob dont voici l’énoncé exact: «Le monde extérieur, dont la «réalité» nous est connue de manière intuitive, paraît ainsi être une création du système nerveux. C’est, en un sens, un monde possible, un modèle qui permet à l’organisme de traiter la masse d’informations reçue et de la rendre utilisable pour la vie de tous les jours. On est ainsi conduit à définir une sorte de «réalité biologique» qui est la représentation particulière du monde extérieur que construit le cerveau d’une espèce donnée.» (François Jacob, Le jeu des possibles, essai sur la diversité du vivant, Fayard 1981, p 100-101).

Ainsi le monde extérieur, qui existe réellement, est en quelque sorte un produit de notre cerveau, d’où cette expression de réalité biologique, que l’on pourrait quasiment traiter de réalité virtuelle, si O. Dyens n’en tirait tout le développement évolutif de l’être humain et de ses caractéristiques physiques et communicatives, dont le langage perçu comme une technologie.

La technologie ou mieux les technologies permettent une appréhension de la matière, de l’environnement et construisent la réalité technologique. «L’être humain… existe donc à la fois comme produit de la réalité biologique (comme produit de l’évolution) et comme produit de ce que j’appelle la réalité technologique» (p. 49).

Publicité

L’humain: un réseau de cellules

Le perfectionnement des technologies permet de découvrir des couches de plus en plus profondes du réel perçu. Ainsi: «La réalité technologique nous fait percevoir l’humain comme un réseau de bactéries, de cellules et de virus. Elle nous fait comprendre le cerveau comme une structure électromagnétique.» (p. 83)

Et nous nous retrouvons aujourd’hui dans un monde qui possède trois caractéristiques:
– «L’impossibilité de la condition humaine», dans un monde de l’inhumanité, parce que disparaît notre conception humaine de celui-ci, devant les avancées technologiques.
– «L’impossibilité de croire en la réalité des sens», car ils ne sont pas une source d’information, mais bien souvent un leurre, et ce qu’ils nous racontent est de l’ordre du mythe ou des légendes.
– «L’introduction de l’imaginaire dans la réalité», dans le monde physique auquel nous pouvons imposer notre imaginaire, et l’auteur donne comme bon exemple la pilule contraceptive.

Ces trois caractéristiques forment «ce que j’appelle la condition inhumaine» parce qu’elles proposent «une réalité au-delà, en-deçà, au-dehors de la dimension corporelle, sensuelle et biologique du corps et de l’être» (p. 94).

Peut-on croire nos sens?

Autrement dit, comme l’explique de vive voix O. Dyens dans une entrevue: «La réalité technologique nous montre que l’univers est parfaitement étranger à la perception que nous en avons, que l’information que nous saisissons du monde qui nous entoure par l’entremise de notre biologie est au mieux partielle, au pire un simulacre. De cette incompatibilité naissent un malaise, une angoisse profonde: ce que nous ressentons, voyons, touchons, aimons n’est, semble-t-il, qu’une construction. C’est ce malaise que je nomme la «condition inhumaine». » (Le Monde, 26 janvier 2008)

De sa réflexion sur la nouvelle condition de l’être humain dans son environnement technologique, O. Dyens tire la conclusion qu’il faut modifier sérieusement la vision que nous avons de nous-même, pour l’adapter à la réalité technologique de demain.

Publicité

Faut-il avoir peur de celle-ci? L’auteur ne le pense pas, sans toutefois nous en convaincre vraiment. Il se place ainsi dans une position qui va à l’encontre de celle de Malraux. Il le reconnaît: «La «condition humaine» de Malraux est une idée humaniste qui considère que l’être humain est le point de référence de ce qui l’entoure. C’est une conception de l’homme et de l’humanité qui semble décalée par rapport à ce que nous vivons aujourd’hui profondément. La «condition inhumaine» ne dit pas que la conception de l’homme forgée par Malraux est fausse, mais qu’elle est peut-être en décalage avec ce que les avancées de la science nous ont démontré ces dernières décades.» (Le Monde)

Science vs religion

L’ouvrage a le mérite de susciter la réflexion, par son orientation et par toutes les questions qu’il aborde au passage (créationnisme, pornographie, science-fiction, politique, religion, etc. ), dans un processus de juxtaposition, plus que selon l’enchainement d’un fil conducteur.

Et l’on pourra réfléchir sur cette déclaration de l’auteur: «Ce qui m’inquiète le plus aujourd’hui, c’est le schisme que je vois se développer entre une vision scientifique du monde et une vision religieuse fondamentaliste du monde. Cette réalité, de plus en plus ostensible, m’inquiète plus que les mutations technologiques qui sont en train de s’opérer.»

Relire en parallèle le petit livre d’Edgar Morin, Pour une politique de civilisation, dont L’Express a parlé dans son édition du 1er avril 2008 et dont ne souffle mot Ollivier Dyens. Une vue sociale et une vision biotechologique de notre avenir semblent bien s’opposer.

Autre différence: alors que O. Dyens présente son analyse basée principalement sur des auteurs comme Dawkins ou Hoffmeyer, et ne propose rien pour demain, E. Morin fait, à partir de sa propre analyse, des propositions pour notre civilisation future, en vue de redonner sa place centrale à l’être humain, dont les dirigeants du monde entier feraient bien de s’inspirer.

Auteur

  • Gabriel Racle

    Trente années de collaboration avec L'Express. Spécialisé en communication, psychocommunication, suggestologie, suggestopédie, rythmes biologiques, littérature française et domaine artistique. Auteur de très nombreux articles et d'une vingtaine de livres dont le dernier, «Des héros et leurs épopées», date de décembre 2015.

Partagez
Tweetez
Envoyez
Publicité

Pour la meilleur expérience sur ce site, veuillez activer Javascript dans votre navigateur