Fresque historique et intrigue romanesque

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Publié 21/02/2006 par Paul-François Sylvestre

En 1999, Marie-Paule Villeneuve nous avait offert un remarquable roman intitulé L’enfant cigarier. Elle récidive maintenant avec Les demoiselles aux allumettes, écrit avec autant d’aplomb et de brio. L’action du roman se situe au début du XXe siècle et se déroule tour à tour à Hull (Québec) et à Lowell (Massachusetts). Il s’agit à la fois d’une fresque historique et d’une intrigue romanesque.

Dès le premier chapitre, Marie-Paule Villeneuve nous plonge dans la société canadienne-française de 1914, dans un milieu soumis à l’emprise de l’Église catholique. Les pères oblats dirigent une paroisse à Hull et ils ont fondé le quotidien Le Droit à Ottawa. Ils appuient l’action syndicale dans la mesure où elle est catholique et française. Un des personnages (qui était le protagoniste de L’enfant cigarier) est convaincu que «les unions, c’est pas une question de langues, c’est une question de droits des travailleurs. La misère n’a pas de langue.» Sauf que les Canadiens-français de Hull sont plus dans la misère que les Canadiens anglais d’Ottawa!

Par la voix du curé de la paroisse oblate de Hull, l’Église clame que la place de la femme est au foyer, pas dans les usines. «La Providence lui a assigné une sphère qui se limite d’abord à la famille, puis aux œuvres sociales et de tempérance.» Une jeune femme, Victoria, n’est pas de cet avis. Elle est une misérable fille de 18 ans, «sans argent, sans bijoux et sans amoureux et c’est ce qui la désole le plus». Victoria devient une «demoiselle aux allumettes» en travaillant à la compagnie Eddy Match, mais son emploi est de courte durée. Elle décide alors de rejoindre les centaines de milliers de Canadiens-français qui trouvent du travail dans les filatures de la Nouvelle-Angleterre.

Les dialogues imaginés par la romancière reflètent bien l’influence que la langue anglaise exerce auprès des ouvrières et ouvriers canadiens-français. Ils utilisent des verbes comme «slacker, loafer, stooler, truster, toffer» et des mots comme «overseers, loom fixer, spinning room».

Pour parler d’un patron, l’auteure écrit qu’«il voudrait nous casser, nous runner comme ses esclaves». Marie-Paule Villeneuve note qu’un journaliste du Droit «refusait d’utiliser des expressions anglaises ou des anglicismes comme le faisaient la plupart des gens de Hull qui baragouinaient une langue à cheval entre le français et l’anglais».

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Même si on parle des années folles aux États-Unis, les familles ouvrières, elles, deviennent folles à essayer de joindre les deux bouts. Victoria croit y arriver car elle ne va pas uniquement chercher du travail à Lowell, elle va y retrouver son amoureux dont je préfère taire l’identité pour ne pas vendre la mèche. Ce mystérieux amant s’adresse ainsi à Victoria: «Ah, ma rebelle! Je n’ai jamais vu une femme avec une telle force de caractère. Tu es comme Thérèse de Lisieux, mais, comme elle, tu devras apprendre à exorciser tes démons.»

Marie-Paule Villeneuve décrit très bien le lot des femmes qui s’éreintent dans les filatures. «Travailler, manger, dormir et aller danser ou voir un film une fois par semaine consumaient toutes leurs énergies.» Victoria fait partie de ces femmes, à deux exceptions près. Elle entretient une relation illicite et elle fréquente des socialistes. Le séjour de Victoria à Lowell est une occasion que saisit la romancière pour nous plonger dans la lutte menée par les syndicats américains, notamment l’American Federation of Labor et la Industrial Workers of the World. Nous assistons aux tactiques prises par le FBI pour vaincre les socialistes et prévenir un scandale qui souillerait le clergé catholique, un allié important dans la lutte contre le communisme.

Lorsque Victoria revient à Hull, le curé reçoit sa confession et lui dit: «Dieu sait que vous regrettez vos péchés (d’impureté) et que vous avez une bonne âme. Il vous a déjà pardonné. Pour les hommes, ça peut être plus long.» Heureusement que Victoria ne lui a pas avoué avoir frayé avec des syndicalistes communistes. Il l’aurait envoyée «brûler en enfer avec une excommunication en prime».

Il faut dire que la question syndicale occupe une place de choix dans ce roman. Les curés appuient évidemment des associations ouvrières catholiques françaises et se méfient de tout ce qui a une odeur socialiste. Certains prêtres penchent parfois plus du côté des boss que des ouvrières, même lorsque les patrons ne respectent pas leurs signatures.

Je signale, en terminant, que l’auteure opte pour une fin qui laisse la porte ouverte à une suite ou, à tout le moins, à la possibilité d’un troisième roman qui réunirait plus intimement le protagoniste de L’enfant cigarier et l’héroïne des Demoiselles aux allumettes. À mon avis, c’est à suivre et je m’en réjouis car Les demoiselles aux allumettes est le meilleur roman que j’ai lu en 2005.

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Marie-Paule Villeneuve, Les demoiselles aux allumettes, roman, VLB Éditeur, Montréal, 2005, 432 pages, 26,95$.

Auteur

  • Paul-François Sylvestre

    Chroniqueur livres, histoire, arts, culture, voyages, actualité. Auteur d'une trentaine de romans et d’essais souvent en lien avec l’histoire de l’Ontario français. Son site jaipourmonlire.ca offre régulièrement des comptes rendus de livres de langue française.

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