En France, Wajdi Mouawad est une star. Au Québec, c’est un monument. Non seulement il accumule les honneurs et les prix, mais il se permet le luxe de refuser les plus prestigieux d’entre eux pour protester contre le peu de cas que font les directeurs de théâtres de la création artistique. S’il avait été là vendredi soir, il aurait probablement rendu un vibrant hommage au risque qu’ont pris Bill Lane et le Factory Theatre, et reçu les acclamations frénétiques de la quarantaine de spectateurs présents.
Pour une fois, avec la présentation de Littoral de Mouawad en traduction anglaise, on pouvait espérer un parcours parfait: une image multiculturelle qui nous dédouanait des épuisants jeux de miroirs franco-je-ne-sais-quoi, une francophonie transocéanique au sens le plus large possible, un auteur à la fois brillant et controversé en super-pointe de la mode Paris-Montréal, une très belle pièce foisonnant de thèmes brûlants comme l’exil, la guerre, l’immigration, la filiation, l’identité, le retour aux sources, tout cela traité par un brassage des genres très actuel et culturellement très «universel»: le poétique, le comique, le tragique, l’allégorique, le réel et le surréel, et puis le relais sur place: une pièce en anglais – et bien traduite, pour autant que je puisse en juger – donc une ouverture sur un vaste public potentiel, une excellente couverture dans les médias anglophones (Globe and Mail, Now Magazine, Toronto Life, etc.), un théâtre vieillot et accueillant, une animation périphérique (la causerie du professeur Ray Ellenwood sur la traduction des œuvres littéraires), de très bons acteurs, une mise en scène au cordeau, des décors ingénieux dans leur minimalisme, bref rien n’avait été laissé au hasard. Littoral s’est heurté à un mur. Littoral s’est heurté à Toronto.
D’abord, la pièce n’a pas bénéficié du soutien de sa communauté, ce qui impose une fois de plus que l’on redéfinisse la «communauté francophone» au-delà du baragouin démagogique électoral et des quelques sous qu’il saupoudre sur nous.
Parce qu’enfin, une communauté, que je sache, ça a son centre géographique, ses lieux de culte et de réunion, on s’y rencontre, on y discute et l’on s’y dispute, on y trousse la boulangère, on y montre les filles à marier et, dans le cas d’une pièce et d’un auteur aussi éminents, on y bat le tambour et on y sonne le clairon.
Alors, dans mes périodes de cafard, ces moments où je dois de nouveau reconnaître l’inavouable et où force m’est de constater que la culture contemporaine de haut niveau n’attire ici, même en anglais, qu’une poignée de spectateurs-voyeurs-voyous, c’est le tocsin que je sonne, car la langue n’est pas une plateforme suffisante pour créer une identité culturelle et un esprit de corps. Après tout, ça ne l’a jamais été entre Anglais et Américains, alors entre Libanais et Haïtiens, pourquoi être plus royaliste que Michaëlle Jean?